2023 M04 6
« Comprendre l’art de Jean-Michel Basquiat, c’est comprendre, entre autres, la relation qu’il a entretenu toute sa vie avec la musique - son environnement de travail, littéralement ». Les mots de l’historien de l’art Robert Farris Thompson, placés en introduction de l’ouvrage Basquiat Soundtracks, rappellent à quel point Basquiat a su capter le beat profond d’une époque, d’une génération, d’un New York qui, au tournant des années 1970, se prend de plein fouet la new wave, la no-wave ou encore le hip-hop.
Robert Francis Thompson voit de la musicalité dans son geste pictural, une évidente envie de se frotter aux musiciens, le besoin de traduire dans des morceaux ses origines métissées, perceptibles jusque dans sa collection hétéroclite de disques (estimée à plus de 3000 !), composée de rock, de be-bop, de soul, de classique, de funk et de zydeco.
Pour comprendre la relation de Jean-Michel Basquiat à la musique, il faut d'abord remonter à son enfance. C’est là, au cœur du foyer familial, bercé par les disques de son père, que le jeune homme apprend à « écouter ». Plus tard, en 1979, il saura également se souvenir d’un livre de médecine offert par sa mère (Gray’s Anatomy d’Henry Gray) au moment de nommer son premier groupe : Gray, cette formation de non-musiciens avec laquelle, selon Michael Holman, ex-compagnon de route, Basquiat cherche à « créer quelque chose qui sonnait un peu comme des machines qui s’animent et se mettent à produire une musique brute les unes avec les autres tout d’un coup, dans une usine qui n’est plus en activité ».
Fun fact : si Gray n’a publié aucun disque du temps de Basquiat, la formation avait un répertoire composé d’une quinzaine de chansons, toutes nommées d’après des idées du peintre, dont les mots cadrent systématiquement le son et le propos.
Assoiffé de création, jamais réellement rassasié, Jean-Michel Basquiat joue de multiples instruments (synthé, clarinette, cloche), s’en débarrasse quand l’ennui survient et s’en invente d’autres, comme cette guitare qu’il frotte avec une ligne de métal ou ce chariot de supermarché actionné par un moteur. À l’évidence, tout se mélange, tout s’imbrique dans son esprit. Il peut aussi bien peindre des tableaux en hommage à des symphonies de Beethoven (Eroica I, Eroica II) qu'évoquer via une peinture cette fois où Thelonious Monk s’est fait agresser par la police alors qu’il se rendait dans une boîte de nuit pour y donner un concert.
Aujourd’hui, faire la somme de tous les créatifs qui ont accompagné Basquiat revient ainsi à énumérer quelques-unes des personnalités les plus libres et talentueuses du New York underground de la double décennie 1970-1980 : John Lurie, Debbie Harry, The Offs (dont il réalise la pochette de « First Record » en 1984), Madonna, avec qui il sort pendant un temps ou encore Arto Lindsay et David Byrne, aux côtés de qui il fonde l’éphémère formation Famous Negro Athletes.
La pochette réalisée en 1983 pour le single Beat Bop de Rammellzee, de même que la mélodie dont il assure la promotion, pourrait laisser penser que le travail de Basquiat développe une connexion immédiate avec la culture hip-hop. Ou du moins, avec un héritage afro-américain. Rien n’est plus faux : Gray, dont la durée de vie s’étire sur à peine deux ans, s’inscrit moins ouvertement dans le funk ou le rap naissant que dans la démarche de Stockhausen, de John Cage (notamment son approche du silence) ou de la musique industrielle défendue par Throbbing Gristle et Einstürzende Neubauten. Sans oublier le jazz, probablement son plus grand amour.
Se pencher sur le travail de Basquiat, c’est en effet comprendre que la structure de ses œuvres, parfois semblables à des notes musicales, trouve sa source dans l’imprévisibilité du jazz. Un simple hasard ? Pas vraiment quand on sait que sa peinture Now’s The Time fait référence à un titre de Charlie Parker, que le nom de Dizzie Gillepsie traîne sur certains de ses tableaux et que Billie Holliday a eu le droit à deux portraits en miroir.
« L’essence même de l’œuvre de Basquiat est ancrée dans le jazz – dans les chorus et les solos. Dans la représentation d’anciennes formes africaines à résonance divine. Dans le rôle de l’hommage, de la référence, des jeux de mots et des riffs, affirme Glenn O’Brien dans Basquiat Soundtracks. Avant de conclure : « Basquiat, comme Charlie Parker, comprenait la magie de la citation. Il comprenait l’ironie dans l’abstrait. Il peignait en rythme. Il figeait sur la toile le tempo que l’on peut reprendre là où il s’est arrêté, en suivant le rythme ».
Basquiat Soundtracks, du 6 avril au 30 juillet 2023 à la Philharmonie de Paris.