2022 M05 3
« Si quelqu’un me pousse dans une direction, j’irai à l’opposé ». Cet ethos, tel que présenté à Pitchfork, a mené Nala Sinephro dans les étoiles. Pas celles du cosmos, bien sûr, mais celles de son intense monde intérieur. Âgée d’à peine 26 ans, la Belgo-martiniquaise a publié en septembre l’un des plus beaux albums de 2021, à la frontière entre le jazz et l’ambient. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce « Space 1.8 » est publié sur le mythique label Warp, tant il incarne le même esprit d'audace et de recherche électronique. Au long de ces huit pistes méditatives, on navigue dans l’héritage de pionniers de l’ambient, comme Harold Budd ou Jon Hassell, mais aussi celui d’Alice Coltrane, à laquelle on pense immédiatement en entendant de la harpe, ici croisée au synthétiseur modulaire et au piano. Pourtant, Sinephro ne connaissait aucun de ces artistes en créant sa musique. Tout a été fait à l'instinct.
La musicienne ne sort pas pour autant de nulle part. Installée à Londres depuis 2017, elle a vu naître sa nouvelle scène jazz. Très vite, elle décide de quitter son école de jazz : « Il y avait seulement 10 personnes de couleur dans cette école » raconte-t-elle. « Tu ne peux pas avoir une section jazz et n’accepter que des élèves blancs. » Elle préfère apprendre auprès d’artistes novateurs, comme Shabaka Hutchings ou Nubya Garcia. Cette dernière apparaît d’ailleurs dans la piste Space 4, première pièce composée par Sinephro dès 2018, et sans doute la plus intense. Durant toute l’année 2020, elle ne cesse de faire parler d’elle, à travers une émission sur la radio NTS, les compliments de Gilles Peterson et surtout ses concerts particulièrement atmosphériques. Jusqu’à cet album qui a largement confirmé les attentes.
Mais Nala Sinephro a découvert bien plus tôt son univers intérieur. Durant son adolescence, elle souffre d’une tumeur de la mâchoire. Elle en réchappe, mais avec un furieux besoin d’hédonisme, l’amenant dans les clubs hardcore de Bruxelles. « Je me souviens avoir pensé : je n’ai plus besoin de parler. Jamais. Tu peux apprendre tellement plus quand tu te tais ». Puis, toujours dans sa trajectoire en opposés, elle découvre la harpe. Clandestinement, d’abord, en jouant en secret sur celle d’une amie de lycée. Avant de louer la sienne : « Jouer de la harpe est une forme de thérapie pour moi ». Tout comme l’ensemble de sa musique, pensée comme remède à ses peurs.
Attention à ne pas la cataloguer comme la harpiste de service : Sinephro se revendique avant tout compositrice. Avec un objectif clair : la simplicité. À rebours de la virtuosité souvent célébrée dans le jazz, elle préfère « jouer une seule note avec un maximum d’intentions ». Une logique qu’elle décline dans une multitude d’approches, tant issues de jams que de compositions écrites. Mais toujours dans une sorte de transe : « Quand je fais ce genre de musique, je dois être ouverte, me soumettre au son ». Avec l’infini du cosmos face à elle, que faut-il attendre de son prochain disque ? Se basera-t-il sur le field recording qu'elle a réalisé en Martinique durant le confinement ? Ou dans une veine metal, genre qu’elle affirme avoir essayé ? Impossible à savoir. Et c’est bien cela qui la rend encore plus passionnante.