2021 M04 28
Il faut d’abord remonter en 1962. À ce moment, le compositeur Michel Magne commence à gagner sa vie dans le cinéma, grâce à des films comme Un singe en hiver. Cherchant un lieu pour travailler tranquillement, hors de Paris, il achète un château à environ 40 kilomètres de Paris. Construit au XVIIIème siècle, on raconte qu’il servait de lieu de rencontre entre Frédéric Chopin et George Sand (qui donneront ensuite leurs noms aux salles d’enregistrement). Durant les années suivantes, Magne est en pleine gloire : Fantomas, Mélodie en sous-sol, Les Tontons fligueurs, les films Angélique, il enchaîne les succès. Avant de connaître un premier coup dur en 1969.
En effet, un incendie détruit une partie du château, et surtout la totalité de ses bandes originales, dont il ne possède pas de copie. Refusant de se laisser abattre, Magne décide de voir plus grand : le château d’Hérouville va devenir un studio. Il dépense sans compter, s’équipant d’un matériel de pointe, et s’entourant d’une quinzaine de salariés, dont un jeune Dominique Blanc-Francard, futur grand ingénieur du son. Visionnaire, il crée le premier studio-résidence de France, où les artistes peuvent travailler librement, et s’adonner à de nombreux loisirs sur place : piscine, cour de tennis, salle de jeu, le tout couronné par des fastueux repas, arrosés de grands crus.
Les premières années sont difficiles. Le milieu musical parisien ne voit pas l’intérêt de parcourir 30 kilomètres pour enregistrer. Les premiers artistes sont donc souvent des bluesmen américains. Mais c’est en 1971 que le miracle se produit. En juin, la ville voisine d’Auvers-sur-Oise doit accueillir un festival gratuit. La rumeur enfle, on parle des Rolling Stones, Jefferson Airplane, Pink Floyd ou même Led Zeppelin. Malheureusement, la pluie balaye toute l’organisation. Seul un groupe a fait le déplacement : le Grateful Dead. Magne propose alors de les héberger quelques jours. Et quand arrive la fin du séjour, les californiens proposent de faire un concert pour leur communauté (le groupe réunissait tout de même 86 adeptes, ce jour-là) et les habitants d’Hérouville. Le moment est magique, marqué par les drogues, ainsi que les couples partant se cacher dans les fourrés, le tout immortalisé par des caméras télé. C’est là que commence la légende du studio d’Hérouville.
L’histoire attire enfin l’attention sur le studio. Bill Wyman, bassiste des Rolling Stones, vient y produire deux groupes anglais durant l’été. Lui et Jerry Garcia, du Grateful Dead, vont alors vanter le lieu. Et dès 1972, c’est la consécration : Elton John vient enregistrer trois albums coup sur coup. Le premier rend même hommage au lieu via son titre : « Honky Chateau ». Les plus grands artistes internationaux vont alors faire le déplacement, appréciant la tranquillité du lieu, ainsi que l’accueil royal que leur réserve Magne. David Bowie, Cat Stevens, T. Rex, ou même Pink Floyd, tous sont sous le charme. Pourtant, les artistes français restent encore frileux, à l’exception de groupes radicaux comme Gong et Magma.
Cependant, cette période faste est de courte durée. Magne n’est pas un gestionnaire. Le studio accapare tout son temps, et engloutit tout son argent, notamment à cause des très nombreuses fêtes qu'il y organise. Il confie alors la gestion du lieu à Yves Chamberland, qui possède le studio Davout à Paris. Ce dernier, qui semble plutôt vouloir récupérer la clientèle du lieu que véritablement le gérer, manque de le faire définitivement fermer. Très vite, c’est Laurent Thibault, bassiste de Magma, qui va reprendre les choses en main. Malgré tout, le rêve est déjà terminé : les dettes sont gigantesques, et des problèmes juridiques vont opposer Thibault et Chamberland durant des années. Et surtout, les réceptions luxueuses d’artistes sont terminées, ce qui va progressivement abîmer la réputation du studio.
Mais les grands artistes sont toujours là, pour enregistrer de grands disques. David Bowie, en particulier, vient y enregistrer le premier volume de sa bien mal nommé trilogie berlinoise, « Low ». Accompagné de Tony Visconti et Brian Eno, il profite à fond de la liberté offerte par le lieu et par Thibault. L’ambiance profite également à Iggy Pop, alors inséparable de Bowie, pour la production de disque qui va enfin lancer sa carrière, « The Idiot ». Ces deux albums vont marquer la naissance du post-punk. Dans un genre opposé, c’est également là que les Bee Gees vont marquer l’histoire de la disco avec les chansons du film Saturday Night Fever, dont l’indépassable Stayin Alive. Et même les artistes français finissent par venir, Higelin ayant ouvert la voie. C’est en effet à Hérouville qu’il effectue son virage rock, plus grand public, avec ses disques majeurs « Irradié », « No Man’s Land » et « Champagne et caviar ».
Pourtant, les soucis continuent. En 1979, les dettes s’accumulant toujours, le château est finalement saisi par la justice. Laurent Thibault réussit néanmoins à poursuivre l’activité du lieu jusqu’en juillet 1985, date à laquelle le château ferme ses grilles. Du côté de Michel Magne, ses finances n’ont jamais remonté suite à ce gouffre financier, et les décisions de justice lui minent le moral. Il finit par se donner la mort à la fin de l’année 1984. S’il est difficile de dire que le château en est la raison principale, l’échec du projet l'a très sûrement plombé.
Durant trente ans, le lieu reste à l’abandon. Seul subsiste le piano Steinway du compositeur, et un des tonnes de souvenirs. Ce n’est qu’en 2015 que deux ingénieurs du son et un financier remettent le lieu à neuf, pour relancer l’activité du studio. Depuis, Arte y filme régulièrement des sessions live, avec Metronomy, Asaf Avidan ou Sting. Mais bien sûr, rien n’est comme avant.
Qu'importe, la légende du lieu est toujours intacte, et se transmet toujours. De nombreuses BO de films de Magne, composées au château, sont rééditées ce mois-ci, un livre racontant l’histoire du lieu est à paraître en mai prochain chez le Castor Astral, et en février dernier sortait une BD retraçant le parcours de Magne, de l’ascension au déclin, à partir des archives de Marie-Claude Magne, veuve du compositeur. Elle raconte notamment leur rencontre à Hérouville, et revient sur l’ambiance de folie qui régnait alors dans le château. Conte de fée, tragédie, personnage principal fantasque : pendant un temps, la réalité a été bien plus intense que n'importe quelle fiction. Plaçant pour toujours le studio dans l'histoire du rock.