2023 M07 12
Ralf Hütter est quelqu'un qui a de la suite dans les idées. Après la réussite éclatante de l'album " The Man-Machine" (1978), le leader du groupe allemand cherche plus que jamais à explorer les liens entre l'homme et la machine. Il ne pouvait donc pas décemment passer à côté du vélo, qui est connu comme le moyen de transport auto-alimenté avec le meilleur rendement pour Homo sapiens.
C'est un fait : sur nos deux pieds, nous sommes peu performants par rapport à d'autres espèces. Mais une fois sur une bicyclette, nous devenons d'une efficacité redoutable par rapport à l'énergie dépensée. Autrement dit, le vélo est l'extension parfaite de l'homme, la machine qui nous complète idéalement et décuple notre vitesse.
Après la voiture dans "Autobahn" (1974) et le train dans "Trans-Europe Express" (1977), Ralf Hütter se prend donc de passion pour le vélo. Et comme il ne fait rien à moitié, il fait du prosélytisme auprès des autres membres du groupe pour qu'ils montent eux aussi en selle et deviennent comme lui végétariens, un régime alimentaire aujourd'hui plébiscité par beaucoup de sportifs de haut niveau.
Ralf Hütter milite même pour que tout le monde au sein de Kraftwerk réalise des tests médicaux afin de mieux connaître ses capacités physiques avant de se lancer. La bonne nouvelle pour lui, c'est que le coleader du groupe, Florian Schneider, le suit à corps perdu dans ce nouveau hobby. Ensemble, ils fondent carrément leur propre club de cyclisme, le Radsportgruppe Schneider, en invitant leurs collègues à les rejoindre.
La machine est lancée à pleine vitesse : Kraftwerk se réunit dans son fameux studio Kling Klang de Düsseldorf pour enregistrer un hommage à la grande histoire du Tour de France, pour ne pas dire sa mythologie. Le groupe reprend un bout du premier mouvement de la Sonate pour flûte et piano de Paul Hindemith et crée autour de cette mélodie un single irrésistiblement dansant – remixé notamment par François Kevorkian – qui fera son petit effet dans les clubs à sa sortie.
Pourtant, c'est peu dire que le morceau Tour de France, sorti le 3 août 1983, est peu commun. On y entend la respiration essoufflée du cycliste – ou autre chose, pour les esprits mal placés – et divers sons issus de la machinerie du vélo, admirablement intégrés à la rythmique robotique de Kraftwerk, qui épouse à un rythme très soutenu la répétition inhérente à l'effort réalisé à vélo. Mais si le single est si apprécié des cyclistes, c'est peut-être encore davantage en raison de ses paroles.
Tout fan de vélo qui se respecte ne peut que saliver quand Ralf Hütter commence à chanter en français "L'enfer du Nord Paris-Roubaix", avant de citer "Les Alpes et les Pyrénées", "Dernière étape Champs-Elysées" et "Galibier et Tourmalet" dans un véritable bingo des classiques du Tour de France. Quant à la deuxième partie du morceau, elle met en évidence l'humour pince-sans-rire toujours aussi sec de Kraftwerk, mais elle montre aussi que le groupe sait de quoi il parle :
« En danseuse jusqu'au sommet/Pédaler en grand braquet/Sprint final à l'arrivée/Crevaison sur les pavés/Le vélo vite réparé/Le peloton est regroupé/Camarades et amitié. »
Bref, il s'agit d'une pure déclaration d'amour au Tour de France, et Ralf Hütter ne compte pas s'arrêter là : il souhaite enregistrer un album entièrement consacré au cyclisme. Mais cette fois, ses camarades mettent le holà. Il est finalement prévu que le morceau finisse sur l'album en cours de composition, alors nommé "Techno Pop" et qui sortira finalement en 1986 sous une autre appellation, "Electric Café", sans Tour de France dessus.
Car entre temps, la pratique intensive du cyclisme a commencé à prendre une place considérable dans l'emploi du temps du groupe. Ralf Hütter s'éclate en parcourant toutes les grandes classiques du nord et certaines étapes du Tour et du Giro quand il ne va pas y assister en tant que spectateur.
Une célèbre légende (avérée) raconte qu'en tournée, le bus du groupe le larguait à 150 bornes de l'arrivée pour qu'il termine le trajet en vélo. La mauvaise chute le guette, et elle finit par arriver en 1982. Hütter oublie son casque et reste dans le coma pendant plusieurs jours. Toujours selon la légende de Kraftwerk, sa première question au réveil était la suivante : "où est mon vélo ?".
« Nous sommes tous des amateurs de vélo. J'ai couru sur les parcours de toutes les classiques du nord, Paris-Roubaix et le Tour des Flandres mais aussi les classiques ardennaises comme la Flèche Wallonne ou Liège-Bastogne-Liège. J'ai aussi roulé sur plusieurs étapes du Tour, j'ai grimpé le mont Ventoux, l'Alpe d'Huez, ou les cols mythiques des Pyrénées. Avec tous les concerts, je manque d'entraînement. »
À cette époque, le groupe est de moins en moins productif en studio, et il y a de l'eau dans le gaz avec Wolfgang Flür et Karl Bartos, qui finissent par quitter Kraftwerk après "Electric Café", exaspérés par l'omniprésence du cyclisme dans la vie de Ralf Hütter et Florian Schneider :
« Chaque jour, Ralf nous parlait au dîner des 200 kilomètres qu'il venait de faire. Ça m'ennuyait à mourir. »
Résultat, un autre fan de cyclisme – Fritz Hilpert – intègre Kraftwerk. Et pendant 17 longues années, le groupe ne sort plus aucun album. Hütter et Schneider se retirent des médias, sauf pour donner des interviews parfois hallucinantes, comme cette fois où le premier a refusé de discuter d'autre chose que de sa collection de vélos, ne souhaitant même pas que Kraftwerk soit mentionné.
Mais en 2003, une opportunité de retour se présente. Cette année-là, le Tour de France doit fêter son centenaire, et c'est l'occasion pour Hütter de sortir enfin l'album qui est dans les cartons depuis plus de deux décennies. Au sein d'un studio Kling Klang largement modernisé, Kraftwerk compose cette fois une petite heure de musique entière sur le thème du Tour de France, en reprenant des idées imaginées vingt ans plus tôt lorsqu'ils devaient composer la bande-originale d'un film sur la célèbre course.
Cela donne "Tour de France Soundtracks", dernier album enregistré à ce jour par Kraftwerk. Comme en 1983 avec le single Tour de France, le groupe ne parvient pas à le sortir à temps pour coïncider avec la course – épique, soit dit en passant – de juillet 2003. La faute au perfectionnisme légendaire de Kraftwerk, dont personne ne se plaindra.
Dix-sept ans après le gros raté "Electric Café", "Tour de France Soundtracks" redonne du souffle à la carrière du groupe – c'est la première fois qu'il est classé numéro 1 en Allemagne. Mais bien sûr, depuis 1986, tout a changé dans le paysage musical.
L'électro popularisé par Kraftwerk est désormais partout, et les anciens pionniers ne sont plus du tout en avance sur la concurrence. Mais l'essentiel est ailleurs. "Tour de France Soundtracks" est une expérience sonore parfaitement produite et qui fourmille de détails.
Le rythme cardiaque accéléré de Ralf Hütter a été transformé en un beat qui donne envie de battre le record de l'heure, et les sonorités mécaniques du vélo – de la chaîne à la pompe en passant par le pédalier – sont nettement plus élaborées qu'en 1983.
L'idée du leader du groupe était de composer une BO capable de mieux accompagner les images de la course que les commentateurs sportifs. Pari réussi: comme le vélo, l'album est une sorte de transe répétitive aussi roulante qu'une étape de plat, mais comme le morceau éponyme de 1983, il est nettement plus dansant que monotone.
Sur des mélodies plus efficaces qu'une transfusion sanguine (La Forme) et avec sa voix vocodérisée, Ralf Hütter passe cette fois en revue la plupart des aspects du Tour de France en chantant l'importance de l'alimentation (Vitamin), des tests en soufflerie (Aéro Dynamik), du matériel (Titanium), de la récupération (Regeneration), du contre-la-montre (Chrono) ou encore des tests d'effort (Elektro Kardiogramm).
Pour ce morceau, le groupe a utilisé... les tests médicaux réalisés des années plus tôt par Ralf Hütter et évoqués plus haut.
Pour autant, faut-il écouter "Tour de France Soundtracks" en pédalant ? Absolument pas, si l'on en croit une interview donnée au Parisien en 2017 qui fait l'éloge du silence et des bruits de la nature :
« Je vois des gens le faire mais je pense qu'il leur manque les sons de la nature et surtout leur propre rythme qui ne peut pas aller avec celui de la musique. On pédale à 90 tours par minute, entre 65 et 70 dans la montagne. Notre musique, elle, monte à 120. Je ne comprends pas les gens qui font cela. En plus du fait que c'est hyper dangereux. Il faut s'écouter soi-même. Sur le disque, on perçoit le bruit de la chaîne, celui de la roue libre ou d'un cœur qui bat. Comme dans le peloton. Entre les coureurs, les motos ou les hélicos, c'est plein de bruits. Et le Tour est alors un véritable orchestre. »
En 2017 justement, Kraftwerk est au septième ciel : le grand départ du Tour de France est donné de sa ville de Düsseldorf en Allemagne, et le groupe est appelé à y jouer l'album devant des archives télévisées de la course où l'on croise les légendes Jacques Anquetil et Fausto Coppi, comme dans le clip d'origine et à chacun de ses concerts.
Malheureusement, Florian Schneider – mort en 2020 – a alors quitté l'équipe Kraftwerk depuis un bail (2008). Et selon la légende du groupe, son départ aurait été causé par une dispute avec Ralf Hütter à cause… d'une pompe à vélo.
Pas de quoi empêcher son ancien collègue d'arrêter de pédaler. En 2015, voici ce qu'il expliquait à Rolling Stone sur le lien entre musique électronique et cyclisme :
« Nous nous intéressons beaucoup à la dynamique, à l'énergie et au mouvement. Le mot allemand est vorwärts – en avant. C'est ce que vous faites avec votre vélo. Vous avancez. (…) Lorsque vous allez trop lentement ou que vous vous arrêtez quasiment, vous tombez, il est donc préférable d'avancer. C'est ce que nous avons essayé de faire. »
Cela dit, selon la biographie très respectée de David Buckley (Kraftwerk: Publikation, A Biography), la passion du cyclisme est bien ce qui a contribué au ralentissement de la production discographique de Kraftwerk et in fine à la disparition du line-up classique du groupe.
Mais elle a aussi engendré la bande-son idéale du Tour de France et du vélo de manière générale. N'en déplaise aux adeptes de l'accordéon et des fanfares populaires, elle vient bien d'outre-Rhin. Et ce n'est pas Ralf Hütter qui dira le contraire :
« Nous savons que lorsque les cyclistes écoutent notre musique, ils la comprennent. »