2022 M03 7
On pensait cela révolu : la menace du nucléaire revient. Le 27 février, quelques jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a déclaré la mise en alerte de la force nucléaire de la Russie. Si on en reste pour l’heure à l’étape de la dissuasion, on n’avait pas connu ce genre de tension depuis bien longtemps. Et pour pouvoir mieux supporter cette idée, le mieux est de se replonger dans les œuvres de l’époque, fournissant un guide. Côté musique, si cette thématique en a inspiré plus d’un, peu d’artistes s’en sont emparés aussi subtilement que Kraftwerk avec son « Radio-Activity ».
I have depleted all of my reserves for emotionally processing ongoing global nuclear developments through music, and have arrived at my last final nuclear option.
— Tony "Abolish ICE" Arcieri 🦀🌹 (@bascule) March 4, 2022
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Pourtant, les analyses de cet album de 1975 évacuent vite l’analyse du nucléaire faite par le groupe allemand et préfèrent se concentrer sur le travail instrumental avant-gardiste du groupe. Il est vrai qu’il se situe à un moment charnière. Il s’agit là du cinquième disque imaginé par le duo Ralf Hütter/Florian Schneider, mais le deuxième seulement rattaché au projet Kraftwerk. Surtout, « Radio-Activity » est leur premier disque purement synthétique (« Autobahn » contient encore quelques instruments acoustiques) ; et surtout, il est le premier qui soi entièrement autoproduit par le groupe, dans son studio Kling Klang. Enfin, c’est aussi le disque où se stabilise le line-up historique de Kraftwerk, où le duo est accompagné de Karl Bartos et Wolfgang Flür aux percussions électroniques.
Bref, c’est dans ce disque que Kraftwerk invente véritablement son style, puisant dans l’avant-garde, et surtout une innovation radicale. Celui-ci reste cependant encore assez brut, en comparaison des futurs chefs d’œuvre du groupe, comme « Trans-Europe Express » ou « The Man Machine ». Reléguant souvent « Radio-Activity » au rang d’album de transition. Seule la France possède une histoire particulière avec ce disque. Car c’est bien chez nous que le disque a connu le plus de succès, renforcé par son usage au générique de l’émission Maximum De Musique sur Europe 1. Installant chez nous une véritable connexion entre le nucléaire et le groupe allemand.
Le disque n’en reste pas moins passionnant, surtout sur les thématiques abordées. Le titre est un jeu de mots (signe du sens de l’humour pince-sans-rire du duo), évoquant à la fois la radioactivité mais aussi l’activité radiophonique. Le groupe livre ainsi un véritable concept-album (comme quasiment tous ses albums), jouant sur cette dualité. On y retrouve ainsi une certaine fascination pour la technologie, véritable fil conducteur de leur carrière. Pourtant, il reste intéressant de noter que l’album est peut-être le plus austère et minimaliste du groupe. Si l’idée de réduire des morceaux pop à leur plus simple expression est leur marque de fabrique, elle atteint ici de très forts degrés d’épure. En particulier dans les morceaux abordant plus directement le nucléaire, contrastant avec Antenna (techno avant l’heure) ou Airwaves.
Le morceau-titre est particulièrement représentatif de cette idée. Dans sa version originale, les paroles sont ambiguës, et n’expriment pas d’attaque frontale contre le nucléaire. Pourtant, associé à ces chœurs synthétiques, elles acquièrent une dimension solennelle exprimant directement les angoisses nucléaires de l’époque. Comme l’expliquait Hütter aux Inrockuptibles en 2019 : « le sentiment au quotidien que tout pouvait exploser est quelque chose avec lequel nous avons appris à vivre et dont nous avons retranscrit la tension dans notre musique ». La radioactivité est dans l’air, pesant comme une menace. L’introduction du disque, employant le son d’un compter Geiger, dresse ainsi un parallèle entre les battements du compteur et ceux du cœur humain, signifiant très poétiquement cette angoisse.
Les versions suivantes du titre Radioactivity se feront moins ambiguës. En 1991 sort « The Mix », album reprenant de nombreux titres phares du groupe. Et les paroles évoquent cette fois directement plusieurs catastrophes nucléaires : Tchernobyl, Harrisburg, Sellafield et Hiroshima. Avant d’asséner : « Stop radioactivity […] Chain reaction and mutation/Contaminated population ». Une critique frontale, accompagnant le sentiment anti-nucléaire de plus en plus fort en Allemagne. Le groupe va enfoncer le clou en 2012, dans un concert contre le nucléaire organisé au Japon par Ryuichi Sakamoto, un an après la catastrophe de Fukushima. Si l'on y perd en subtilité, le message est au moins très clair. Quelle que soit la version, en exprimant cette angoisse dans une forme musicale aussi épurée, Kraftwerk nous a offert un repère auquel se raccrocher, encore et toujours, pour éviter que les atomes ne se percutent.