2023 M03 15
Pour quiconque a vu Suprêmes d’Audrey Estrougo, « 1993… J’appuie sur la gâchette » a aujourd'hui ceci d’intéressant qu’il raconte la suite de l’histoire, ce qui se trame pour Kool Shen et JoeyStarr après ce concert donné au Zénith de Paris le 24 janvier 1992, devant 6000 personnes persuadés que le monde de demain, quoiqu’il advienne, leur appartient. C’était une première pour un groupe de rap français, presque un braquage au sein d’une industrie qui peine à reconnaître la puissance fédératrice de cette musique. Forcément, NTM s’impose alors en leader d’une scène encore balbutiante, et en incarne la créativité, la rage, le souffle, mais aussi l’ambition.
Au moment d’enregistrer « 1993… J’appuie sur la gâchette », pensé dans le studio d’EMI à Courbevoie, il ne s’agit plus de se précipiter, ni d’empiler naïvement les sons. Il est évidemment question de formuler autrement les gimmicks qui font leur réputation (une furie verbale, un flow mitraillette et une de gros clins d'œil à Public Enemy), mais d’autres envies émergent. Notamment de la part de Kool Shen qui, de retour d’un séjour à New York, envisage la possibilité de travailler avec d’autres producteurs que l’historique DJ S, trop limité à son goût.
Pour cela, la partie sombre du Nique Ta Mère a quelques idées en tête : Juju (architecte sonore des Beatnuts) est ainsi invité à produire l’excellent Qui paiera les dégâts ?, tandis que LG Experience (Wu-Tang, Naughty By Nature) offre davantage d’épaisseur et de lourdeur au son NTM, perceptible dès les deux morceaux placés en ouverture (Intro et Pour un nouveau massacre). Ce choix n’a rien d’une concession faite à l’industrie, c’est juste que le rap évolué depuis 1991, la sauvagerie sophistiquées de Public Enemy ayant laissé place au son lugubre de Gangstarr, voire à celui, presque fantasque, de Redman.
N’en déplaisent à Kool Shen et JoeyStarr, plongé alors dans une période trouble et finalement présent sur seulement sept morceaux, le premier album de MC Solaar (« Qui sème le vent récolte le tempo ») a lui aussi fait basculer le rap français dans l’ère de la modernité, obligeant les deux compères à élever le niveau, à donner corps à cette « révolution du son » revendiquée en piste quinze de ce deuxième long-format.
Cette nouvelle ossature sonore est un véritable cadeau pour les deux MC’’s, dont le verbe se révèle ici plus riche, plus surprenant aussi parfois (« Que voulez-vous que je fisse, sinon du hardcore ? »). Techniquement, l’évolution des flows, de la diction, voire même de la technicité, permet d’envisager « 1993… J’appuie sur la gâchette » comme une œuvre cohérente et intelligemment construite, là où « Authentik » était surtout un album brut, intense, rapidement mis en son par des jeunes gens doués, ambitieux, mais techniquement imprécis.
Cette fois, tout a été méticuleusement pensé : un comédien a été engagé pour interpréter l’intro de Police, les différents bruitages (une vitre cassée, une porte qui claque, une cassette dans l’autoradio) ont été réalisés par Kool Shen et Volodia, l’ingénieur du son, tandis que les interludes sont censées enrobées les morceaux d’une atmosphère cinématographique. Malgré ses défauts, et un ancrage parfois trop marqué dans son époque, « 1993… J’appuie sur la gâchette » témoigne ainsi d'une réelle évolution (dans l'écriture, l'interprétation, la production), en même temps que d'une vision contestataire qui ne plait pas à tout le monde : quelques mois après la sortie de l’album, le gouvernement tique à l’écoute de Police, ce titre où JoeyStarr réclame « des balles pour la police municipale ». Pas de chance : radios et télés obtempèrent et interdisant purement et simplement la diffusion du morceau, pourtant porté un magnifique clip réalisé par Seb Janiak (IAM, Janet Jackson, Daft Punk).
Dans la foulée, c’est autre morceau qui fait débat, d’autant plus que celui-ci donne son titre à l’album : J’appuie sur la gâchette. Il suffit pourtant d’écouter le texte pour comprendre que NTM y fait moins l’apologie du crime qu’il ne raconte les dernières pensées d’un homme au bout du rouleau. Deux ans ans plus tard, les Parisiens joueront sur la même ambiguïté avec « Paris sous les bombes », un troisième album nommé ainsi en référence à leur passé de graffeurs.
Entre-temps, l’écriture aura encore gagné en subtilité, les professeurs de la rime made in Queensbridge (Nas, Mobb Deep) auront fait école, NTM tiendra son Je danse le mia (La fièvre), mais restera toujours fidèles à ses acquis : des brûlots sans foi ni loi, une haine presque viscérale de la variété et, toujours, cette colère qui ne serait rien le style, sans cette maîtrise parfaite de l'espace sonore, sans cette complémentarité entre deux rappeurs « aucunement dirigés, nullement dirigeables ».