Du biopic NTM à Spike Lee, la réalisatrice Audrey Estrougo explique le lien entre musique et cinéma

Avec un biopic sur NTM (« Suprêmes »), une comédie musicale (« Toi, moi, les autres ») et un long-métrage soutenu par la musique de James BKS (« À la folie »), Audrey Estrougo a tout de la réalisatrice mélomane. C'est justement ce rapport presque intime au son qui l'incite à poser un regard critique sur la musique au cinéma, sur le peu d'importance accordée aux BO en France et sur ces réalisateurs qui utilisent une bande-son simplement dans l’idée de masquer quelques lacunes de montage. Rencontre.
  • Ton père étant batteur, j’imagine que la musique a toujours fait partie de ta vie ?

    À la maison, il y avait toujours de la musique, des musiciens, des instruments et de nombreux débats entre mes goûts, forcément mauvais car typiques de ceux d’une fille ayant grandi dans les années 1990, et ceux de mon père, un puriste du jazz et des Beatles. Pour lui, il fallait que je sois consciente des chefs d’œuvre du passé.

    Sachant cela, la musique a-t-elle tout de suite été une réelle préoccupation au moment de passer derrière la caméra ?

    Paradoxalement, la musique dans les films est toujours un moment compliqué pour moi. Peut-être parce que c’est la seule partition que je n’écris pas en tant que réalisatrice. On a beau orienter le compositeur sur ce que l’on veut, mettre en avant ses envies et montrer des images, ça reste très perturbant de ne pas en être à la conception. C’est comme si on confrontait son univers à celui d’un autre, et c’est sans doute pour ça que j’ai tendance à tout rejeter dans un premier temps. Il me faut du temps, et un peu de réflexion, pour me faire à l'idée. 

    Cette méfiance vis-à-vis des compositeurs, ça doit rendre compliqué la collaboration, non ?

    Dès Regarde-moi, mon premier long-métrage sorti en 2007, j’ai compris que ce serait une étape difficile, que j’aurais du mal à trouver le compositeur idéal. Peut-être parce que je suis trop passionnée par le travail sur le son - La taularde, par exemple, ne contient pas de musique, ce n'est que du son. Peut-être aussi parce que la France a tendance à complétement négliger la place de la musique au sein d'un film. Dans le budget, ça représente encore moins que pour les costumes, ce qui est déjà une somme assez dérisoire.... Contrairement aux États-Unis, ici, la musique de films est faite quasi uniquement sur ordinateur. En tout cas, je n’ai jamais assisté à ces fameuses sessions que l’on a tous en tête où on voit un musicien diriger en studio un vrai orchestre avec le film en arrière-fond. À la place, on préfère demander aux compositeurs d’ajouter des cordes sur leur logiciel…

    Tu n’as jamais eu le budget souhaité sur un film ?

    Il faut savoir que le budget est même parfois réduit au cours du processus de fabrication… On demande alors aux compositeurs de bricoler une musique avec trois fois rien. Ce qui, selon moi, raconte beaucoup sur la place accordée à la musique dans la conception d’un film. D'ailleurs, ce n’est sans doute pas pour rien si on reconnait davantage les scores américains que ceux produits en France.

    Quel est le dernier film français à t'avoir impressionné sur le plan musical ?

    Je dirais À plein temps. Parce que la musique a sa place dans la narration, parce que le réalisateur Eric Gravel a réussi à lui donner un vrai rôle au sein même de son histoire. Mais ça reste rare, et moins ambitieux que ce que l’on peut retrouver en Amérique. Il suffit d’entendre le travail opéré sur le Joker : ce que parvient à faire Hildur Guðnadóttir, une compositrice que l’on retrouve également sur Chernobyl, c’est très fort. Elle a une façon très moderne d’envisager le score. J’ai appris qu’elle venait d’Islande, et je me dis que ça doit forcément avoir une influence, dans le sens où elle a d’autres codes et qu’elle ose aller vers autre chose.

    « La musique est parfois trop utilisée dans les films américains, là où les Asiatiques l’utilisent mieux, ils jouent avec, varient les ambiances dans l’idée d’accentuer ou non le récit. »

    Certains films, comme The Batman dernièrement, intègrent la musique dans chaque scène. Tu te retrouves dans ce type d’approche ?

    The Batman, c’est quand même la musique d’un film d’amour, non ? C’est un gros pied de nez à Hans Zimmer, mais c’est presque niais. Le film étant lui-même assez naïf, sans doute l’équipe a-t-elle souhaité assumer ce parti-pris jusqu’au bout, même si c'est bancal. Plus généralement, je trouve effectivement que la musique est parfois trop utilisée dans les films américains, là où les Asiatiques l’utilisent mieux, ils jouent avec, varient les ambiances dans l’idée d’accentuer ou non le récit. Sinon, j’ai quand même l’impression que la musique est souvent utilisée pour masquer quelque chose qui ne va pas. On fait appel au score pour rattraper le coup, faire passer une émotion qui ne passe pas en tant que tel, détourner le regard d’une erreur de montage, alors que la musique devrait être simplement là pour emmener le spectateur dans une émotion, au même titre que l’action ou le récit. Ce n’est pas un gadget, comme peuvent le faire parfois des réalisateurs que j’adore comme Paul Thomas Anderson ou Spike Lee : à part Do The Right Thing, la musique est toujours trop forte dans ses films.

    Ces dernières années, on voit de nombreux producteurs électro être engagés à la composition d’une bande originale. Comment l’expliques-tu ?

    C’est à la fois un effet de mode et une volonté de réduire les coûts, même si cette tendance est rattachée à un cinéma bien précis. Le problème, c’est que les cordes peuvent sonner cheap lorsqu’elles sont créées sur ordinateur. Et c’est normal : au mixage, on ne peut pas pousser autant un instrument né informatiquement qu’un enregistrement live qui contient de fait plus de pistes. Fatalement, ça impacte la qualité, on passe à côté d’émotions.  

    Concrètement, comment se crée chez toi la fusion entre la musique et les images au montage ?

    C’est là toute la différence avec les États-Unis : là-bas, l’ingé son va faire des sons des différentes ambiances pour que le monteur puisse avoir une bande-son cohérente et discuter sereinement avec le réalisateur, quitte à diffuser des sons pendant le tournage. Nous, au moment du montage, on n’a pas de son et on monte souvent avec la BO d’autres films… Le résultat est forcément moins bien que ce que l’on entendait lors du tournage, parce qu’on a désormais des attentes bien précises et parce que le compositeur n’aura pas le même budget que Max Richter pour réaliser son travail. Encore une fois, les Américains ont au moins le mérite d’envisager un film comme un produit global : au-delà de l’histoire, il est pensé pour vendre des places de cinéma et des BO, déclinables en vinyles et streamables sur les plateformes.

    J’imagine que le fait d’avoir bossé sur une comédie musicale comme Toi, moi, les autres en 2011 t’a permis d’avoir plus de budget sur le plan musical ?

    Là, la musique de film prend d’un coup une place centrale, elle a même une ligne entière dans le budget. Mais c’était surtout un défi sur le plan créatif. Tout l’enjeu d’une comédie musicale, c’est de parvenir à raconter quelque chose lors des scènes chantées, à ne pas être trop brusque dans la manière d’amener ces séquences. Personnellement, ça m’a appris à amener la musique de manière très naturelle dans une scène, de façon presque progressive.

    Et Suprêmes dans tout ça ?

    Suprêmes, c’est l’histoire d’un groupe et d’un mouvement musical, il y avait donc d’office une réflexion sur la place à accorder à la musique dans l’histoire. Par exemple, je voulais que les scènes de concert racontent quelque chose, qu’elles existent à part entière avec des enjeux de scénario. Sinon, ça n’aurait été qu’un gadget de plus… D’où mon envie d’intégrer la musique dès le scénario, avec plusieurs musiques en tête. Bien évidemment, j’avais à la fois un plan A, un plan B et un plan C pour chaque scène, au cas où les négociations n’aboutiraient pas avec les ayants droit.

    Pour la BO, tu as fait appel à Cut Killer, un proche de Kool Shen et JoeyStarr. Comment avez-vous collaboré ensemble ?

    Cut Killer a mené une vraie réflexion sur la couleur du hip-hop de cette époque. C’est un puriste qui sait comment sonnait un scratch en fonction de l’année évoquée, comment un freestyle se déroulait, etc. En revanche, on a eu beaucoup plus d’échanges sur les musiques additionnelles. Il a une culture très américaine et je trouvais que ses premiers choix étaient horribles : on aurait dit qu’on allait voir Gotham en feu... Il me fallait quelque chose de plus intérieur, de plus dépouillé et de plus subtil. Il n’a jamais râlé et on a avancé ainsi jusqu’à ce que je sois satisfaite du résultat.

    Je crois savoir qu’il y a des titres que tu n’as pu avoir pour le film….

    Oui, un morceau d’Assassin, et certains de NTM. Le rap de l’époque étant basé sur de nombreux samples, il a fallu retrouver les ayants droit de Marvin Gaye ou d’un gars qui jouait du saxo sur un morceau mais qui vit aujourd’hui au Japon. À la base, j’avais même demandé à Cut Killer de réaliser une grosse mixtape sur toute la carrière de NTM, mais on n’a pas eu les droits, dans le sens où même Kool Shen et JoeyStarr ne les ont pas… On pourrait penser qu’au cinéma, on peut simplement utiliser les paroles et faire l’impasse sur les droits de la mélodie, mais ce n’est pas le cas. À chaque fois, ça double le prix et les masters sont relativement chers.

    Sur À la folie, sorti en salles ce mercredi 6 avril, tu as une nouvelle fois fait appel à James BKS. Qu’est-ce qui te plaît chez lui, dans son approche ?

    Pour À la folie, j’ai essayé huit compositeurs différents, avant de repartir avec James BKS, tout simplement parce que la musique pouvait faire basculer le film dans une autre ambiance si elle n’était pas pile sur l'équilibre souhaité. Avec James, on se connait depuis qu’on a 17 ans, on a déjà bossé ensemble sur Une histoire banale en 2014 et je sais qu’il est passionné par les musiques de films. Surtout, c’est un musicien à l’aise sur différents types de musiques, il n’aime pas rester dans un pré carré. Et puis il n’a pas d’ego mal placé : il se fiche que l’on reconnaisse ou non sa patte, il veut simplement répondre aux désirs de la réalisation. C’est assez rare pour le souligner.

    Crédits photo : Olivier Vigerie.

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