Kim Chapiron : "Dans mes films, la musique est au service d'une émotion"

En plein montage de son prochain film, Kim Chapiron a pris le temps d’évoquer son rapport à la musique, qu’il dit intégrer « dès l’écriture du scénario ». Une confession logique quand on connaît le travail du réalisateur et clippeur français, mais qui prend tout son sens lorsqu’on l’écoute parler des années Kourtrajmé, de ses relations avec La Caution ou Ed Banger. Voici la longue interview d'un mélomane pro du long-métrage.
  • Dans tes films, on voit souvent les personnages partager un moment de fête. Ça correspond à la façon dont tu envisages la musique, comme un instant fédérateur ?

    Si tu regardes bien, la musique est omniprésente depuis les débuts de Kourtrajmé. Avec Romain Gavras, on réalise notre premier court-métrage en 1995, Paradoxe Perdu, et le générique de fin réutilise la BO de Furyo (Merry Christmas, Mr. Lawrence), composée par Ryūichi Sakamoto. Cet amour, il s’explique sans doute parce qu’on avait des liens très forts avec de gros collectionneurs de vinyles, notamment un mec du collectif qui possède le disquaire A-1 Records à New York depuis une vingtaine d’années. Mais aussi parce qu'on est fan de rap et qu'on a toujours été avide de découvrir les samples des morceaux que l’on aimait. La plupart des chansons utilisées dans nos courts-métrages étaient donc souvent issues d’une après-midi passée à digguer chez nos potes.
    Et puis il y a toutes ces connexions avec les artistes… D’où la présence au générique d'Ibrahim Maalouf pour La crème de la crème ou Nikkfurie sur Dog Pound. À l'époque, son groupe, La Caution, était signé sur le label de Mouloud Achour, Kerozen, et on était tout le temps ensemble.

    Ton premier concert, c’était quoi ?

    J’ai la chance d’avoir un père issu du punk (Christian Chapiron aka Kiki Picasso, Ndr), qui réalisait pas mal de pochettes d’albums et collectionnait les vinyles de rap et de reggae. Ainsi, j’ai pu m’ouvrir très jeune à un tas de musiques. En 1987, à seulement sept ans, je me retrouve donc au concert des Garçons Bouchers. Quelque part, j’ai souhaité perpétuer cet héritage avec Kourtrajmé en produisant des clips pour tous ceux qui évoluaient autour de nous : TTC, La Caution, Oxmo Puccino, Rocé, etc. On était dans la même dynamique, on trainait tous ensemble, et on assurait même leurs premières parties en projetant nos courts-métrages avant leurs concerts. Tout ça pour dire que l’on a toujours pensé nos projets de façon dynamique, et que la musique faisait partie du processus de création.

    Au moment de réaliser Sheitan, ton premier long-métrage, tu as conservé cette façon de penser aux images via le prisme de la musique ?

    Nguyên Lê est un ami de la famille. C’est tout naturellement que je lui ai demandé de composer le score du film, de même pour tous ceux qui ont répondu présent : La Caution, Oxmo, Booba, Mai Lan, ce n’était que des proches. Sheitan, ça correspondait aux garçons que l’on était au cours de la vingtaine, une période où on passait notre vie en teuf à écouter de la musique 24/24. Forcément, les personnages à l’écran se devaient d’en écouter également, comme lorsqu’on voit toute la bande s’ambiancer sur Dans le club de TTC. J’aime intégrer dans le scénario un morceau que j’aimerais synchroniser, et on en retrouve plusieurs dans Sheitan.
    Par exemple, c’est le cas de Ombre-elles de Gnawa Diffusion : je trouvais que cette chanson racontait parfaitement la séquence d’ouverture. Il faut dire que j’ai été un tel consommateur de clips qu'un certain nombre d'entre eux a continué de m’influencer au fil des années. À commencer par Windowlicker d’Aphex Twin.

    Au point de retrouver des similitudes avec le réalisateur de ce clip, Chris Cunningham, dans certaines de tes vidéos ?

    Dans le clip de Too Hot, de Pink Noise, le Hummer limousine est complétement inspiré de Windowlicker. Avec Romain Gavras, ce clip, c’est notre premier commandement, aussi bien musicalement que visuellement. Mais l'important est aussi de savoir s'en détacher. Quand tu regardes le dernier clip que j'ai réalisé pour Pink Noise, Scy Cry, tu sens l'envie d'aller vers de nouvelles esthétiques, comme la science-fiction. Cette vidéo, c'est un projet fou, qui a nécessité plus d’un an et demi de travail et un budget démentiel.

    La marque de Kourtrjamé, c'est pourtant d'être au plus près du réel, de provoquer l'inattendu, non ?

    Oui, et je continue de le faire. En 2018, lorsque je me rends à Atlanta pour tourner Rock Out, le titre produit par Brodinski pour Lil Reek, tout se fait à l’arrache. J’ai alors l’impression de renouer avec l’esprit de Pour ceux, ce clip de la Mafia K’1 Fry que l’on a réalisé avec juste deux caméras et qui a marqué les esprits. Pourquoi ? Parce qu’on tenait là un vrai clip de rap français, très connecté avec la réalité.

    Puisqu’on parle de rap français : comment se fait la rencontre avec tous ces artistes, à une époque où les réseaux n’existent pas ?

    On est tous de Paris, qui est tout de même une grande capitale culturelle. À force de trainer, on fait des rencontres. Ça été le cas avec le rap français, mais aussi avec les musiques électroniques, via l’écurie Ed Banger : Busy P, Justice, DJ Mehdi. Au-delà de fréquenter les mêmes endroits, on a surtout un amour similaire pour la musique, la même curiosité et le même enthousiasme pour l’art. Ça nous réunit.
    Avec le temps, j’ai même eu la chance d’accompagner un certain nombre d’artistes en concerts : j’étais sur la dernière tournée de DJ Mehdi avec Carte Blanche, j’ai accompagné Oxmo Puccino, réalisé la pochette de son album « Roi sans carrosse », photographié celle d’un album live de Justice, etc. Aujourd’hui, je me retrouve avec une dizaine d’années de photos réalisées dans des conditions intimes, des clichés que personne n’a encore vu.

    Concrètement, quelle relation essayes-tu de développer avec un compositeur ?

    Avant le film, je l’invite à lire le scénario, en lui précisant quel morceau j’ai retenu de lui pour telle ou telle scène, histoire qu’il sache où je veux aller. Ensuite, il passe en salle de montage, on discute, j’écoute ses conseils. De toute façon, tout le monde sait qu’entre le film que tu écris, celui que tu tournes et celui que tu montres, il se passe dix mille choses. Autant être ouvert aux propositions.

    J'imagine que tu as tout de même des consignes précises à leur donner, non ?

    Pour Sheitan, j’avais cette berceuse de Noël en tête, je voulais cette couleur musicale et ai donc envoyé à Nguyên Lê des temps-tracks (des morceaux utilisés provisoirement lors du montage d'un film, ndr) afin de lui donner une idée de l’ambiance du film. J’aimais son rapport au jazz moderne, sa vision de la musique traditionnelle vietnamienne, surtout à une époque où j’étais très intéressé par mes origines. Je voulais qu’il mélange tout ce bagage à des sonorités contemporaines. Pour Dog Pound, j’avais les morceaux de Nick Drake et Bon Iver en tête, je bossais le montage avec leur musique à l'esprit. Puis, je suis tombé sur un groupe texan, Balmorhea, dont les morceaux contenaient du banjo, de la guitare et du violon. Je leur ai expliqué ma direction, ma volonté d’avoir des musiques capables de raconter les personnages et les séquences, et tout s'est fait naturellement.

    « Lorsque je pense à la musique, je veux qu’elle soit présente, qu’elle ait du caractère, mais je ne veux surtout pas qu’elle soit démonstrative. »

    La musique ne paraît pourtant pas très dominante dans Dog Pound

    Ce qui est fou, c’est que j’ai eu de très bons retours sur ces séquences musicales alors qu’il n’y a que 14 minutes de musique dans le film… Tout est extrêmement “spotté”, mais elle surgit à des moments-clés, à des instants où la scène perdrait de son sens sans elle. Disons qu’elle est au service d’une idée et d’une émotion, tout est donc une question de dosage. Lorsque je pense à la musique, je veux qu’elle soit présente, qu’elle ait du caractère, mais je ne veux surtout pas qu’elle soit démonstrative, que les compositeurs aient l’impression d’être en concert. Ce que je veux, c’est leur raffinement, leur sensibilité, surtout pas leur présence. Mes personnages ne sont pas des jukebox, ils ont quelque chose à raconter : la musique est là pour y contribuer, sans jamais tomber dans la prouesse ou la démonstration de force.

    Parfois, tu débordes même du film. En 2014, par exemple, sur Hamburger Records, tu publies « La playlist de Dan », soit un vinyle qui regroupe les morceaux que le personnage principal de La crème de la crème écouterait dans la vraie vie.

    Dan est un grand amateur de musique. Je trouvais donc intéressant de pousser le processus plus loin et de publier une compilation avec différents morceaux qui refléteraient sa personnalité. Cet album venait contraster avec la BO du film où on retrouvait toutes sortes de styles : Les lacs du Connemara, forcément, étant donné que c'est l'hymne des écoles de commerce, Les gentils, les méchants de Michel Fugain, À propos de tass de Tout Simplement Noir ou encore le remix de Boys Noize de L'amour et la violence de Tellier. Encore une fois, tout est une question de contre-pied : avec le remix de Time To Dance, par exemple j’ai à la fois l’émotion de The Shoes et le côté nerveux provoqué par les beats saturés de SebastiAn. C’est une façon pour moi de faire mon petit marché émotionnel. Un peu comme si je faisais un casting, finalement.

    Pourquoi avoir choisi la version d’Écoute-moi camarade de Rachid Taha plutôt que celle de Mazouni ?

    Pour raconter l’amitié de mes deux personnages, leur côté ultra fleur bleue et adolescent, je voulais une chanson qui “strike” dès la première écoute. Contrairement à la version de Mazouni, peut-être plus fragile, on sent de la force dans la reprise de Rachid Taha, il y a ce cri supplémentaire qui colle parfaitement à mes deux puceaux, qui veulent absolument niquer et qui ont donc besoin d’un morceau qui leur permettent de hurler leurs besoins. Et puis quel bonheur d’avoir Rachid Taha dans sa BO !

    Dans tes BO, tu as toujours convoqué le rap. Comment expliques-tu que les beatmakers soient encore si peu sollicités aujourd’hui, là où les musiciens issus du circuit électronique semblent bien établis ?

    Contrairement aux gars de l’électro, peut-être plus facilement attirés par la musique d’illustration, la pub ou la mode, les gars du hip-hop ont peut-être moins la volonté de s’associer à une autre crémerie. Aussi, le rap, en tant qu’illustration musicale, raconte un certain type d’émotions, là où l’électro peut aller vers des terrains plus hybrides. Après tout, une boucle électro peut se mélanger à différents genres cinématographiques. Reste que ça va arriver : quand tu vois que le hip-hop s’immisce partout, il n’y a pas de raison pour que le 7e art n’y succombe pas.

    Est-ce qu'il y a des réalisateurs qui t'impressionnent par rapport à leur façon d'utiliser la musique ?

    Pas spécialement. Ce qui ne m’empêche de rester alerte par rapport à la façon dont les séquences musicales sont utilisées. Notamment dans le cinéma des années 1970, qui contient une couleur que j’aime particulièrement. Je dirais que la scène avec Everybody Talkin' d'Harry Nilsson dans Macadam Cowboy m'a beaucoup marqué, de même que la BO de Kramer contre Kramer, avec cette musique très simple, composée au banjo, qui apparaît avant de voir Dustin Hoffman croiser un groupe jouer le morceau dans la rue. Ça crée un court-circuit, et j’aime ça.
    Aussi, je pense que c’est important de parler du travail de Trent Reznor, ne serait-ce que parce qu’il réussit à être spectaculaire sans être démonstratif. On sait que c’est lui à la BO, mais il ne le crie pas sur tous les toits, ça se ressent simplement dans son style, émouvant tout en ayant beaucoup de retenue. Et puis il est capable de bosser aussi bien pour Disney et David Fincher que pour Damon Lindelof, ce qui prouve à quel point il est incroyable.

    Finalement, ça rejoint ton rapport à la musique et au cinéma : bousculer les codes ?

    Avec Kourtrajmé, on a débarqué dans le cinéma de genre avec une dimension pop, sans être pointu. Notre objectif, ça a toujours été le contrepied, amener le spectateur dans des zones confortables pour le rassurer, l’amener vers une émotion et le court-circuiter du mieux possible grâce à une musique ou à un mouvement de caméra. C’est pour ça qu’une scène peut commencer avec un gros son hardcore et se terminer avec de l’ambient : cela revient à passer d’une émotion à une autre, et c’est une bonne définition de mon cinéma. Tout n’est qu’une question de mouvement.