2023 M04 18
Quand Miles Kane et Alex Turner se rencontrent pour la première fois en 2005 sur une tournée commune des Little Flames du premier et des Arctic Monkeys du second, ils n'ont pas 20 ans. Et comme tous les jeunes de leur âge (non), ils partagent alors une passion commune pour David Bowie et Scott Walker.
Leur compatibilité musicale est trop importante pour ne pas transformer cette bromance naissante en un projet à part entière, ce qui les amène quelques temps plus tard à commencer à écrire des chansons à deux sur une autre tournée ensemble.
Mais avant de créer ce projet, Miles Kane et Alex Turner commencent par se tester sur le deuxième album des Arctic Monkeys, l'exceptionnel "Favourite Worst Nightmare" (2007), où Kane vient tenir la guitare sur 505, et surtout sur deux faces B culte du single Fluorescent Adolescent – The Bakery et Plastic Tramp – pour lesquelles il est crédité en compagnie du groupe.
Miles n'a pas encore formé les médiocres Rascals, mais il n'est pas manchot pour autant. Avec son nouveau meilleur pote Alex, il passe donc une bonne partie des six premiers mois de 2007 à écrire à quatre mains les futures chansons de leur projet secret entre Sheffield et Liverpool, si bien qu'à l'arrivée de l'été, ils ont assez de morceaux pour enregistrer des démos puis passer en studio.
Les deux blancs-becs les plus mignons d'Angleterre prennent donc la direction de la campagne française, et plus précisément de l'Anjou et du studio Black Box près de Nantes. Là, ils enregistrent pendant deux semaines quasiment en autarcie, avec la présence à la batterie de James Ford, qui vient de co-produire "Favourite Worst Nightmare". Le groupe n'a pas encore de nom, mais Kane et Turner ont une idée très précise de la façon dont ils veulent que l'album sonne : cinématographique.
Et pour y parvenir, ils ont besoin d'un orchestre. Aucun problème pour Laurence Bell, le patron du label Domino où sont signés les Arctic Monkeys, et qui les met en relation avec l'homme de la situation, Owen Pallett, violoniste arrangeur sur tous les albums d'Arcade Fire. Comme rien n'est trop beau pour le jeune Alex Turner, celui qui est aussi surnommé Final Fantasy dirige le London Metropolitan Orchestra pour les cordes et les cuivres requis par le futur album du duo.
Cette contribution sera déterminante pour la postérité du "The Age of the Understatement" sorti par Turner et Kane sous le nom de The Last Shadow Puppets, une référence aux grands girl groups des années 1960 dont ils sont alors friands.
Plus largement, même s'ils se défendent d'avoir enregistré un album hommage, ils sont clairement obsédés par la décennie vintage de tous les fantasmes. C'est déjà évident sur la pochette de l'album, qui reprend une photo par Sam Haskins de Gillian Tanner, une des mannequins de son fameux livre "Five Girls" (1962), que l'on retrouvera d'ailleurs sur l'artwork du single Standing Next to Me.
Mais avant celui-ci, les Last Shadow Puppets révèlent d'abord le morceau éponyme qui ouvre l'album, et qui reste encore aujourd'hui l'un des titres les plus bluffants des années 2000.
Folle cavalcade digne d'une bande-originale de western signée Ennio Morricone, The Age of the Understatement résume le programme de ce disque complètement hors du temps : des arrangements grandiloquents de cordes – parfois de cuivres – et des harmonies vocales dignes des Beatles sur des percussions qui donnent envie de traverser le tunnel sous la Manche en canasson pour déclarer notre flamme à Miles Kane et Alex Turner (réécoutez la chevauchée fantastique de Only The Truth, et osez nous contredire).
Si l'influence du duo Lennon/McCartney et de Scott Walker est évidemment incontestable, cet album de pop orchestrale baroque renvoie aussi bien à une tradition américaine du genre (les regrettés Dusty Springfield, Burt Bacharach et David Axelrod, Love) qu'au David Bowie première épisode – le duo reprendra la pépite In The Heat of the Morning – en passant bien sûr par les arrangements inévitables de Jean-Claude Vannier sur "Histoire de Melody Nelson" (Serge Gainsbourg, 1971).
Ces références racées pourraient être étouffantes, mais assez miraculeusement, "The Age of the Understatement" parvient à les dépasser – la production moderne de James Ford n'y est pas pour rien – pour s'imposer comme un authentique chef-d'œuvre d'un genre oublié et disparu des radars depuis presque quarante ans à l'époque de la sortie de l'album.
Les paroles et le chant évoquent avec une certaine hargne (Separate And Every Deadly, I Don't Like You Anymore) des relations amoureuses ayant échoué, mais la mélancolie n'est jamais loin, par exemple sur les singles My Mistakes Were Made For You et Standing Next To Me (dont les arrangements sont littéralement renversants) comme sur le très doux The Meeting Place, à l'écoute duquel toute personne normalement constituée finit avec le cœur en miettes.
Pour un peu, on en oublierait presque que "The Age of the Understatement" est également à la hauteur de ses ambitions de bande-originale imaginaire, puisque cet album contient une flopée de chansons (In My Room et Calm Like You les premières) qui pourraient mieux accompagner un film James Bond que n'importe quel titre écrit pour la franchise depuis des lustres.
Bref, ce sont 35 minutes de triomphe absolu, et probablement ce que Miles Kane et Alex Turner ont enregistré de mieux. Quand l'album sort, personne ne s'y trompe d'ailleurs : nommé pour le très prestigieux Mercury Prize, il se classe numéro un des charts au Royaume-Uni, et partout où il passe en concert, le duo ultralooké à la mode Swinging London déclenche des réactions hystériques du public qui assurent encore une fois la filiation avec les Beatles.
À la fin de l'été 2008, les Last Shadow Puppets clôturent leur tournée avec un concert mémorable à l'Olympia, où ils jouent trois reprises de morceaux fabuleux qui rappellent clairement d'où ils viennent : le Bowie évoqué plus haut, la version garage du My Little Red Book de Love et surtout le Paris Summer de Nancy Sinatra et Lee Hazlewood, où Alison Mosshart des Kills vient chanter en duo et faire exploser le compteur d'excitation d'une salle parisienne déjà chauffée à blanc.
Avec plus de recul, Miles Kane et Alex Turner ont aussi fait découvrir à cette époque des millions de jeunes fans quelques artistes alors un peu oubliés et aujourd'hui adulés, et on les remercie chaudement pour ça aussi.
Mais après avoir atteint un tel sommet, la redescente n'a pas été évidente pour les deux artistes. Après avoir dit stop aux Rascals, Miles Kane a lancé une carrière solo certes respectable mais pas non plus inoubliable, et Alex Turner a pris une direction stoner opposée controversée sur l'album suivant des Arctic Monkeys ("Humbug"), en faisant appel à Josh Homme de Queens of the Stone Age.
Heureusement, après huit années d'absence, les Last Shadow Puppets ont fait leur retour avec un deuxième album inespéré, "Everything You've Come to Expect" (2016), largement supérieur comme son prédécesseur aux deux dernières tentatives des Arctic Monkeys ("Tranquility Base Hotel & Casino" en 2018 et "The Car" en 2022) dans le genre pop orchestrale.
L'année prochaine, cela fera huit ans que les Last Shadow Puppets ont sorti leur dernier album. Vous voyez où l'on veut en venir ?
En attendant le retour d'une bromance artistique pour lequel on prie tous les jours, on peut heureusement toujours revenir à nos émois adolescents sur "The Age of the Understatement", un album où à seulement 22 ans, Miles Kane et Alex Turner ont fait un pretty fucking statement sur leur talent.