2022 M09 15
Faire, mais ne rien faire comme tout le monde. Très tôt, le jeune Godard a su faire sien cet adage, jusqu'à devenir l'un des symboles de la Nouvelle Vague. Et c'est ainsi que, dix ans après ses débuts, et auréolé d'un succès critique phénoménal porté par des films comme A bout de souffle, Le mépris ou Pierrot le fou, Godard décide de faire... du Godard. C'est-à-dire : poser ses caméras là où on l'attend pas. Et cet endroit porte alors un nom : l'Olympic Studios, à Londres, où le Franco-suisse s'est donné pour mission de capter les séances d'enregistrement d'un titre pas encore passé à la postérité : Sympathy for the devil des Stones.
Alors que Paris est coincé dans les émeutes de mai 68, cinq garçons aux cheveux longs ont donc accepté de se laisser filmer de l'autre côté de la Manche, au même moment, par un Godard évidemment politique, qui va transformer l'idée même d'un simple documentaire musical sur le plus grand groupe de rock de tous les temps en manifeste social où se croiseront séances d'enregistrement captées sans artifices et scènes fictives illustrant les contestations sociales qui poussent comme des champignons partout sur la planète. Au centre : le mouvement des Black Panthers, notamment. Et des allers-retours, donc, entre Mick Jagger et ses copains grattant leurs guitares et le militantisme qui tambourine dehors, un peu partout.
Au final ? Un documentaire de 100 minutes réellement perturbant, tant pour la beauté des instants en studio que pour le mélange vrai-faux qui ponctue One plus One, en associant rock et politique dans un même élan.
Réédité en 2006, le film renommé un peu tristement Sympathy for the devil suit d'abord l'évolution de la chanson éponyme, de son état de squelette jusqu'à son aboutissement, avec notamment cette scène magnifique de réunion du groupe autour d'un micro, avec les compagnes de chacun des membres (soit Marianne Faithfull et Anita Pallenberg) pour mettre en boite les "ouh ouh ouh" des choeurs du morceau.
Mick Jagger ? Au summum de sa beauté vénéneuse. Keith Richards ? Fidèle à lui-même, chef d'orchestre déglingué ne carburant pas qu'à la menthe à l'eau. Quant à Brian Jones, qui décèdera quelques mois plus tard, il n'est déjà plus que l'ombre de lui-même, isolé dans la cabine d'enregistrement, visiblement dépassé par la popularité des Stones.
Le reste appartient à l'histoire, tant One plus One reste un exceptionnel document d'archive pour qui considère Sympathy for the devil comme le titre le plus politique jamais écrit par Jagger. A bien des égards, il semble impossible de revisionner le film en 2022 sans penser au Get Back de Peter Jackson, revisitant a posteriori les séances des Beatles pour "Let it be". Même impression d'assister discrètement à l'accouchement d'un disque culte, mêmes temps morts qui n'en sont pas, et mêmes effets de longueur - dans le bon sens - qui permettent de mieux comprendre la vie d'un groupe en studio.
Après cela, les Stones se laisseront encore filmer, mais plus jamais comme avec Godard, témoin privilégié d'un moment unique; quand cinq Anglais réussissaient à changer le monde avec une seule chanson de 6 minutes. Un seul homme réussit à graver le moment sur pellicule, et on vous laisse deviner son nom.