2023 M04 24
Lundi dernier, nous évoquions Heart on my sleeve, ce titre mis en ligne par un inconnu et où une IA copiait parfaitement la voix de Drake et The Weeknd, sans l'autorisation de qui que ce soit bien sûr.
Quelques jours après sa diffusion massive sur les réseaux sociaux et les plateformes de streaming – on parle de dizaines de millions de vues – ce qui devait arriver arriva : le morceau a été supprimé un peu partout "en raison d'une réclamation pour atteinte aux droits d'auteur envoyée par Universal Music Group" (message affiché sur YouTube).
my song “Heart on My Sleeve - ghostwriter” @Drake x @theweeknd out now pic.twitter.com/SR10Klt6Cy
— ghostwriter (@ghostwriter977) April 17, 2023
Mais si le label des deux artistes n'a pas tardé à réagir, l'affaire est assez passionnante en matière de propriété intellectuelle. Car aussi faiblard soit-il, le morceau de Ghostwriter977 n'enfreint peut-être aucun copyright : c'est une création originale qui ne reproduit aucun titre du catalogue Universal. Quant à la voix de Drake et The Weeknd, elle n'est pas protégée par le droit d'auteur – comme toutes les voix d'ailleurs, le droit d'auteur n'ayant pas été prévu pour cela à l'origine.
Selon The Verge, le service juridique d'Universal a donc dû trouver une parade, en choisissant comme angle d'attaque l'intro du morceau, qui contiendrait un sample non-autorisé du DJ Metro Boomin. Et le média américain de poser la question qui fâche : si Ghostwriter977 remet en ligne le morceau sans ce sample, et sans mentionner les noms de Drake et The Weeknd, que risque-t-il juridiquement ?
AI Drake just set an impossible legal trap for Google (by @reckless) https://t.co/xXcn6rev0O pic.twitter.com/bHp2J7Ouy7
— The Verge (@verge) April 19, 2023
Quelques jours à peine avant la sortie du morceau, et sentant certainement le danger arriver, Universal avait exigé des plateformes de streaming comme Spotify qu'elles interdisent l'accès aux IA qui s'entraînent sans autorisation sur des catalogues protégés par le droit d'auteur.
Problème : selon certains partisans de l'IA, cette pratique serait possible légalement grâce au "fair use" (usage raisonnable), qui englobe des exceptions complexes au droit d'auteur, notamment en cas d'utilisation non-commerciale d'une œuvre protégée – dans un but "éducatif" par exemple.
Sur ce point crucial comme sur d'autres, la justice n'a pas encore tranché. Mais si le droit n'est plus en adéquation avec la révolution en cours, cela pourrait vite changer. Dans une déclaration transmise à la presse, Universal a réagi avec gravité à la situation en incitant toute l'industrie musicale à prendre le problème à bras-le-corps :
« Cela pose la question de savoir de quel côté de l’histoire toutes les parties prenantes de l’écosystème musical veulent être : du côté des artistes, des fans et de l’expression créative humaine, ou du côté des contrefaçons, de la fraude et du refus aux artistes de leur juste rémunération. »
Le mois dernier, une quarantaine d'organisations internationales très importantes, dont le SNEP en France, ont rejoint la Human Artistry Campaign, une coalition qui défend un usage éthique de l'IA dans la musique via sept principes, et qui affiche en gras cette phrase : "l'IA ne remplacera jamais la créativité et les accomplissements humains", avant de plaider entre les lignes pour refuser l'application du fair use aux IA :
« Les gouvernements ne devraient pas créer de nouvelles exemptions de droits d'auteur qui autoriseraient les développeurs d'IA à exploiter le travail des créateurs sans leur verser une compensation ou obtenir leur accord. »
Mais le sujet est loin de faire l'unanimité. Au JT de 20 Heures de France 2, le président du CNM (Centre national de la musique) Jean-Philippe Thiellay a ainsi fait une déclaration surprenante le week-end dernier :
« Il ne faut pas fermer la porte à une innovation parce que ça ne sert à rien, en revanche il faut l'utiliser pour plus de créativité, pour plus de personnalisation de la proposition en direction du public, et il faut pour cela que le droit surveille ces évolutions et les encadre. »
La première partie de la phrase interpelle particulièrement, car elle va dans le sens des partisans de l'IA qui affirment que la musique doit répondre à une demande supposée du public pour des morceaux toujours plus personnalisés, que l'IA pourrait produire facilement en masse – même si cela enferme toujours plus le public dans sa bulle, sans place pour l'ouverture d'esprit et les découvertes.
On peut imaginer toutes les possibilités : des milliers d'albums artificiels de Rihanna ou d'artistes inactifs voire décédés prématurément, comme Elvis Presley et Amy Winehouse, le tout pour des coûts dérisoires et en un temps record.
Sans aller jusque-là, David Guetta avait partagé son enthousiasme pour l'IA en février dernier, après avoir fait appel à elle pour recréer la voix d'Eminem, "simplement pour ouvrir la discussion et apporter une prise de conscience" selon lui.
À la BBC, le DJ français avait déclaré que "l'avenir de la musique est dans l'IA", comparant cette révolution technologique à l'arrivée de la guitare électrique, des synthétiseurs et des samplers : "Je pense que l'IA pourrait vraiment définir de nouveaux styles musicaux. Je crois que chaque nouveau style musical provient d'une nouvelle technologie".
La tendance n'est donc probablement pas à l'interdiction de la musique engendrée par des IA, d'autant que l'industrie de la musique pourrait s'y retrouver si le droit est adapté.
Comme on l'a dit, les voix ne sont pas protégées par le droit d'auteur aujourd'hui, mais si cela change, toute utilisation dans un morceau de celles de Drake ou The Weeknd pourrait rapporter gros aux ayants-droits, si tant est que les artistes en question soient d'accord avec cette concurrence (ce n'est pas gagné, Drake venant de faire un post sarcastique sur le sujet) et que la distinction soit clairement faite entre les morceaux originaux des artistes et ceux des IA.
Certains imaginent que les artistes ayant perdu leur voix pourraient la retrouver artificiellement et continuer à sortir de nouveaux albums, mais comme on l'a sous-entendu plus haut, la problématique éthique se pose avec une acuité renforcée pour les artistes décédés : après tout, certains ont déjà été "interviewés" grâce à l'IA dans une émission de télévision de Thierry Ardisson.
Pour se rassurer, on peut néanmoins rappeler que la question de l'usurpation de la voix des artistes ne date pas de l'IA : Bette Midler et Tom Waits ont par exemple déjà gagné des procès contre des imitateurs ayant sévi à leur place dans des publicités, et tout le business des "tribute bands" repose sur un équilibre juridique fonctionnel peut-être pas si éloigné de ce qui pourrait s'appliquer à ces morceaux générés par des IA.
Reste un problème insoluble : la technologie de l'IA avance aujourd'hui infiniment plus vite que le droit, condamné à courir derrière les machines. En attendant qu'il commence à rattraper son retard, Ghostwriter977 peut savourer sa vengeance : celui qui affirme "avoir été un ghostwriter pendant des années et avoir été payé presque rien au profit des majors" a créé un énorme boxon dans l'industrie musicale.
Crédit visuel Une : Pochette "News of the World" de Queen.