2023 M12 14
Grian Chatten - « Chaos For The Fly »
Depuis que l’Angleterre existe, une grande majorité des rockeurs ont voulu en chanter le ciel gris, l’atmosphère brumeuse et les mauvaises bitures. Parfois, les trois en même temps. Grian Chatten, déjà auréolé d’une chouette réputation avec ses gars de Fontaines D.C., propose exactement la même chose, et le fait mieux que quiconque en 2023. Une excellente nouvelle, forcément, quand on voit l’allure qu’ont les derniers singles de Noel Gallagher et autres cadors du genre.
Caroline Polachek - « Desire, I Want To Turn Into You »
Propulsée par TikTok au-delà de la sphere indie dans laquelle elle fait son bout de chemin depuis ses premiers projets avec Chairlift, Caroline Polachek profite de son deuxième album solo pour assumer à fond son goût prononcé pour les mélodies surchargées d’idées (on serait presque tenté de parler d’hyperpop à l’écoute de « Desire, I Want To Turn Into You »), les refrains qui claquent, les tubes faussement kitschs (Sunset) et les harmonies de voix, belles comme un duo entre Kate Bush et Imogen Heap.
Kelela - « Raven »
Il existe une faille spatio-temporelle à l’abri des soubresauts de l’actualité où l’on peut encore rêver de réconfort, de Happy Ending et d’amour. Cela se passe dans le deuxième album de Kelela, « Raven », indéniablement l’un des plus surprenants de l’année, rempli à ras bord de mélodies R&B aussi sophistiquées que parfaitement équilibrées.
Entre les expérimentations de Timbaland et une production vaporeuse, entre des voix sensuelles et des textes qui mettent des baignes à tous les mecs intrusifs, ces quinze morceaux refusent en effet de choisir, et encouragent l’auditeur à la même audace. En gros, « Raven », c'est un peu l'album que les fans d'Aaliyah écoutent en s'imaginant ce qu'aurait pu donner un projet de leur artiste préférée aux côtés de Kaytranada ou LSDXOXO.
Young Fathers - « Heavy Heavy »
Comme avec les trois premiers albums du trio écossais, on se dit à l’écoute de ce « Heavy Heavy » que l’on n’est jamais à l’abri d’un contrepied, jamais certain que la moindre mélodie ne finisse pas par changer de direction ou déjouer les attentes. Traitez-nous de fou, mais on aime profondément ça, cette sensation d’inédits à l’écoute de morceaux qui orchestrent la rencontre explosive du hip-hop, du punk-rock, de la soul, de l’ambient et de la dance-music. Un joli fourre-tout, en somme, mais parfaitement organisé. Comme ce track by track avec le groupe.
100 Gecs - « 10,000 Gecs »
Pop-punk, nu metal, noise, hip-hop, autotune, EDM : avec une musique pareille, Laura Les et Dylan Brady, respectivement 28 et 29 ans, auraient pu le connaître le succès à la fin des années 1990, grande époque d’un rock américain faussement attardé, comme il pourrait très bien goûter au sommet des charts dans 20 ans. On ne se fait donc aucun souci quant à la pérennité de ces dix morceaux explosifs, peu portés sur le consensus et profondément excessifs. À l’image du titre de l’album, qui multiplie par 100 le nom du groupe.
Eloi - « Dernier orage »
Dans la catégorie des artistes rattachés à l’hyperpop sans qu’ils ou elles en aient réellement envie, citons à présent Eloi, dont le premier album, « Dernier orage », fait sa fête à la pop française. Ici, ni Soleil mort, ni Jtm de ouf, les singles ayant participé faire grossir l’enthousiasme autour de la Parisienne. À la place, Eloi a opté pour quatorze nouveaux morceaux parfaitement éduqués (à la chanson d’ici, à l’eurodance, au rap, au rock), mais pervertis par une culture Internet qui permet désormais tous les mélanges, toutes les extravagances.
Isha & Limsa D’Aulnay - « Bitume caviar vol.1 »
Particulièrement prolifique en projets communs, l’année du rap français se conclut de la plus brillante des manières avec « Bitume caviar vol.1 », l’association tant attendue de deux fines gâchettes, Isha et Limsa d’Aulnay. On y parle de « littérature de rue », on y défend des rimes techniquement au-dessus de la mêlée, on y trouve une évidente complicité et des références au « dernier jour du disco ». Surtout, on y entend cette foutue mélancolie, sincère, qui inonde chaque texte et fait écho au spleen de notre époque.
Nabiha Iqbal - « Dreamer »
Il a fallu attendre six ans pour entendre enfin un nouvel album de Nabiha Iqbal. Soixante-douze mois au cours desquels il aurait été facile de passer à autre chose, d'oublier un premier projet salué à l'époque par la presse anglo-saxonne (Pitchfork en tête).
Entendre « Dreamer », c'est au contraire avoir la sensation de retrouver une amie fidèle, de celles qui réconfortent, poétisent le quotidien ou incitent au lâcher-prise. Le plus beau, c'est que la DJ et productrice londonienne, diplômée en philosophie à Cambridge, parvient à réaliser tout ça en à peine dix chansons parfaitement équilibrées - entre dream pop et shoegaze, indie-rock et dance music - et pensées pour toutes les occasions : les périodes de deuil (Closer Lover), les moments apaisés (Lilac Twilight), les instants nostalgiques (Sweet Emotion (Lost In Devotion) et les états fiévreux, ceux dans lesquels on peut tomber avant un premier date (This World Couldn't See Us).
Lil Yachty - « Let’s Start Here »
Lil Yachty, c’est un peu l’équivalent musical de ces jeunes hommes pourris gâtés qui, soudainement, sans crier gare, plaquent tout (potes, petite amie, CDI) pour aller jouer au vagabond dans des voyages initiatiques hors de prix. Après avoir mis à ses pieds le rap mainstream, l’Américain a en effet décidé de se lancer dans un trip psychédélique, au sein duquel le rap occupe finalement moins le premier plan que la soul et surtout le rock.
Malin, Lil Yachty a même invité Patrick Wimberly (ex-Charlift, co-auteur de Mac DeMarco et Alex G), Ben Goldwasser (MGMT) et Jacob Portrait (Unknown Mortal Orchestra) à participer à ce « Let’s Start Here » nettement moins effrayant que ne pourrait le laisser supposer sa pochette.
André 3000 - « New Blue Sun »
On ne sait pas vous, mais on rêverait de connaître la réaction de Tyler, The Creator et Frank Ocean lorsque l’ex-moitié d’OutKast est venue leur faire écouter les premières démos de « New Blue Sun ». Faute d’avoir pu se glisser dans le studio, on imagine sans peine leur surprise face à ces morceaux entièrement instrumentaux, tournés vers la trance, le spiritual jazz, la musique new-age et le minimalisme. De là à résumer le premier album solo d’André 3000 à un simple projet de flûte, tout juste bon à ravir les professeurs de musique au collège ? Pas du tout : « New Blue Sun », dont l'histoire se raconte via les titres des morceaux, très longs, c’est avant tout une expérience sonore, un ensemble de mélodies expressionnistes, relativement lentes et suffisament étirées pour l'encourager l'abandon.