2023 M10 27
On vit une époque où les jeunes artistes sont pressés au moment d’enregistrer leur premier album afin de surfer sur la hype des premiers singles. As-tu l’impression d’avoir eu tout le temps nécessaire pour penser « Dernier orage » ?
C’est peut-être fataliste comme façon de penser, mais j’ai l’impression que cet album s’est fait comme il devait se faire. Tout a finalement été enregistré assez rapidement, en à peine un an, non pas dans l’idée de profiter de l’engouement lié aux sorties de Soleil mort et Jtm de ouf, mais parce que j’avais très envie de montrer d’autres facettes de mon univers. « Acedia » était assez new wave, « Pyrale » plutôt hérité des raves : il était temps pour moi de sortir un projet plus long, avec une vraie direction artistique.
Durant cette période, tu as également lancé ton propre label, Novembre Eternel. C’est dans le but d’avoir un contrôle complet sur ta carrière ?
Oui, mais aussi d’être dans une plus grande liberté de production. Tu sais, j’ai une vision très claire de ce que je veux faire et n’ai surtout pas envie de transformer ma musique en un produit marketable. Je veux rester hybride, faire des choses très différentes. Bien sûr, tout prend plus de temps lorsque l’on est en autoproduction, mais c’est sans doute nécessaire de passer par là afin que tout soit plus fluide par la suite. Et puis, il faut le dire : j’aime l’idée d’apprendre chaque jour des trucs que je ne maîtrise pas.
Est-ce que ça ne rajoute pas également une certaine pression ?
Disons que je stressais surtout pendant l’enregistrement. Je sais que mes morceaux qui ont le mieux fonctionné sont très orienté club, et je ne voulais absolument pas m’obliger à répéter l’exercice sous prétexte que l’on attend ça de moi. C’est mon premier album, ça me paraît donc important d’ouvrir tout de suite les portes en grand, de faire comprendre à celles et ceux qui m’écoutent que j’ai envie de proposer des choses différentes. Sur « Dernier orage », il y a du rock, de la new wave, de la techno, de la drum’n’bass, de la pop : j’ai voulu faire passer le plaisir avant tout.
Est-ce qu’un titre comme On fait du rock, l’un des singles de l’album, a été pensé dans l’idée de t’éloigner de cette esthétique hyperpop dans laquelle tu ne te reconnais pas ?
J’adore l’hyperpop, mais j’ai l’impression que le mot a pris le dessus sur le contenu alors que c’est censé évoquer la musique de PC Music ou de A.G. Cook, des artistes à l’univers très défini et très différent du mien. Bien sûr, j’utilise aussi des voix pitchées, de l’autotune, mais ces astuces mélodiques sont finalement présentes depuis longtemps dans la musique électro. Quant à On fait du rock, ce morceau est né chez moi, lors d’une jam avec ma guitariste, Mia Mongiello : on avait la basse, j’ai pris ma guitare, un synthé et on a construit la mélodie autour. D’où le fait qu’il n’y a pas de couplet-refrain, ce titre est totalement déstructuré. C’est vraiment une jam session qui a été réarrangé par la suite.
La guitare, c’est tout nouveau pour toi, non ?
Il y en a toujours eu dans mes morceaux, mais disons que les riffs étaient générés par des synthés. Là, ma guitariste m’encourage à apprendre à en jouer. C’est vraiment elle qui m’influence à écouter du rock, du punk, du shoegaze, même si j’avais déjà cette culture-là, notamment grâce à mon père. Aujourd’hui, je trouve un vrai plaisir dans le fait d’utiliser de la guitare sur de la musique électronique, d’assumer mes erreurs techniques. Après tout, il n’y a pas besoin d’être une guitariste de malade pour qu’une mélodie sonne bien.
À ce propos, quel est ton rapport à l’erreur, à l’accident au sein de la création musicale ?
Oh, je suis à fond dans l’accident ! J’aime les arpèges qui ne fonctionnent pas, je privilégie la spontanéité, etc. Surtout, je ne m’attends jamais à ce que mes pensées sortent de cette façon, aussi bien dans le texte que musicalement. Tout est réalisé dans le flux. En revanche, c’est clair que ma méthode de production a quelque peu évolué depuis « Acedia », en 2020 : désormais, j’amène en studio mes démos, souvent composées tard le soir, seule chez moi, dans l’idée de construire autour, de les cadrer davantage.
« L’isolement me permet de sortir des mélodies qui ne pourraient pas voir le jour autrement que dans un cadre super intime. »
Hormis ta collaboration avec Mia Mongiello, ton travail semble finalement assez solitaire. Tu penses l’être ?
Disons que j’ai un rapport à la solitude un peu compliqué… Je suis avec quelqu’un depuis trois ans, et pourtant, je vis seul dans mon appartement. À l'inverse, j'ai longtemps traîné à l'extérieur par peur d'être seule. Aujourd’hui, je sens que j’ai davantage besoin d’être chez moi, même si la solitude me fait flipper. Quoiqu'il arrive, je sais que l’isolement me permet de sortir des pensées, des émotions ou des mélodies qui ne pourraient pas voir le jour autrement que dans un cadre super intime. C’est finalement très conflictuel comme situation, c'est un questionnement permanent, et c’est probablement ce dont je parle le plus dans mes morceaux.
Il y a en effet une évidente dualité sur « Dernier orage ». Parfois, on a même la sensation d'entendre de la rage et de la vulnérabilité dans la même chanson...
Oui, il y a beaucoup de contrastes, mais c’est aussi parce que c’est un équilibre inépuisable en termes de création. Et puis, c’est ce qui caractérise ma vie, je me dois d’en parler. Tu sais, c’est presque cliché à dire, mais il y a réellement quelque chose de schizophrénique dans ce que l’on peut vivre en tant qu’artiste, entre ce que l’on vit publiquement, avec tout cet amour que l’on reçoit une fois sur scène, et notre vie privée, plus calme, moins intense. De toute façon, il y a toujours eu quelque chose d’un peu conflictuel en moi, ce qui explique aussi pourquoi je n’arrive pas à écrire sur un thème précis. J’aimerais être plus narrative, mais j’ai sans cesse besoin de rajouter des idées, de changer de direction, quitte à faire chier mon équipe avec toutes ces modifications de dernière minute.
Il y a évidemment une énergie très adolescente dans ta musique. Tu avais déjà ce goût pour l’écriture au collège et au lycée ?
Oui, c’est même à cette période-là que tout a commencé. J’étais très émotionnelle, mais je voulais être émo, pas cool, ni ouverte sur les autres. L’écriture était donc un espace où je pouvais totalement m’exprimer. Par la suite, j’ai également fait des rencontres qui m’ont permis de parler de choses intimes dans un cadre sain. Peu à peu, ça a pris plus de place, avec d’abord une certaine préférence pour le rap. La chanson me semblait super compliquée, il y avait une distance entre cette musique et ma génération, bercée par le rap. En 2014, c’était déjà la musique la plus écoutée, et j’y ai vu un moyen d’expérimenter ma sensibilité. Finalement, j’étais déjà dans une approche cathartique.
Ce qui est intéressant avec « Dernier orage », c’est que l’adolescence n’est pas un prétexte à des textes pseudo naïfs. C’est plutôt quelque chose de puissant, limite une pulsion qui te permet de t’affirmer.
Oui, parce que j’ai justement l’impression que toute cette naïveté liée à l’enfance s’envole précisément à ce moment-là, au sein d’une période où tout devient un peu violent, où l’on nous écoute finalement assez peu. Au pire, on se dit que notre colère est liée à une crise d’adolescence et on fait comme si c’était normal, alors que le problème est parfois beaucoup plus profond. Moi, à cette époque, je remettais en question tout ce que j’avais pu construire depuis l’enfance, je me sentais hyper lucide. Ça a donc été une période plutôt compliquée.
« Il y a quelque chose de schizophrénique dans ce que l’on peut vivre en tant qu’artiste, entre ce que l’on vit publiquement, avec tout cet amour que l’on reçoit une fois sur scène, et notre vie privée, plus calme, moins intense. »
Tu penses avoir eu une adolescente difficile ?
Je n’étais pas rebelle, c’est juste que j’étais désagréable, que tout a fini par exploser alors que j’étais dans une constante où je faisais confiance aux adultes, où je faisais tout pour rassurer les gens. J’ai fini par switcher, par entrer en conflit avec mes parents, par être envoyée dans un internat; ce qui a compliqué encore davantage notre relation pendant trois ou quatre ans. Ensuite, tout a fini par s’arranger : j’étais super à l’aise dans mes études, je savais où je voulais aller artistiquement, tout s’est remis en place et ça a ressoudé les liens avec ma famille. Le fait que mes parents m’encouragent tout de suite à suivre ma passion pour la musique, et l’art en général, a probablement contribué à apaiser les choses. Aujourd’hui, je pense même que ça leur fait du bien d’entendre mes morceaux. Peut-être que ça leur permet de mieux me comprendre. En tout cas, ça instaure un dialogue.
C’est vrai que tes textes sont finalement très intimes. Tu n’as pas envie d’amener un peu de légèreté, voire même cet humour que l’on peut retrouver chez Sexy Sushi, un groupe que tu adores et que tu cites souvent ?
Je le faisais davantage avant. J’ai même un compte secret sur SoundCloud où je publie des chansons hyper stupides histoire de me défouler. Mais la vérité, c’est qu’il faudrait faire ça sur un projet à part. Là, j’ai l’impression que ça ne correspondrait pas à « Eloi », qui est une entité à part entière, une sorte de personnage qui me permet d’aborder des thèmes un peu lourds. Mais bon, qui sait ? Le jour où j’aurais exploré toutes mes névroses, j’assumerais peut-être davantage cette part de moi.