2023 M10 11
Rencontre improbable. Lorsque Metallica annonce travailler en studio avec Lou Reed en juin 2011, il y a comme une évidence. De l'inquiétude également, mais surtout une certaine logique tant les Californiens partagent avec le New-Yorkais une même passion pour les grosses guitares, une certaine idée du rock et le noir et blanc si caractéristique d'Anton Corbijn. Mais autre chose, finalement, les rapproche : un intérêt commun pour l'underground, le rêve presque adolescent de produire un album jusqu'au-boutiste, apte à emmerder leur fan base, et dont on a l'idée en discutant sur un comptoir trempé de bière un soir de beuverie dans un pub mal éclairé.
Malheureusement, « Lulu » ressemble finalement plus à l'album de vieux bourgeois se tapant un trip pseudo extrême et avant-gardiste qu'à une œuvre capable de faire vibrer le cœur des rockeurs, de repousser un peu plus la retraite et l'âge de raison. En gros, « Lulu » c'est un peu une version longue (très longue même, 1h27...) et peu rigolote de cette scène dans The Office où l'on voit le directeur financier David Wallace, désormais millionnaire, taper très fort sur ses instruments aux côtés de son fils en criant des « suck it » à tout va. Ici aussi l'envie d'envoyer bouler les réacs se fait sentir, mais ce cri de colère manque clairement de souffle.
Une sorte de concept album. Douze ans après sa sortie originale, la tentative pourrait être grande de réhabiliter « Lulu », de même que d'autres albums de Lou Reed finalement peu mémorables. Las, la sauce ne prend toujours pas. Peut-être parce que les protagonistes ont passé trop temps à la faire monter : à l’époque, James Hetfield et Lars Ulrich, très fiers de cet album, prétendaient avoir fondu en larmes lors des sessions d'enregistrement, tandis que Lou Reed se réjouissait d’avoir trouvé en Metallica un groupe auprès duquel il aurait pu "être meilleur que jamais".
Si la formule proposée sur « Lulu » ne prend toujours pas, c’est peut-être aussi parce qu’elle sonne prétentieuse, faussement conceptuelle. Rappelons que le disque est inspiré par l’œuvre du dramaturge allemand Frank Wedekind et décrit l’ascension d’une jeune femme dans la société bourgeoise européenne de la fin du XIXe siècle avant que cette dernière n'assassine celui qu'elle aime, sombre dans la prostitution et finisse par se suicider. Bref, un récit supposément parfait pour Lou Reed et le quatuor californien, un pur fantasme rock, fait de violence, de haine, de perversions, de sous-entendus sado-maso et d’atmosphères lugubres, prétextes ici à tout un tas de guitares étouffantes, qui s’enchaînent jusqu’à l’écœurement.
1/10 chez Pitchfork. Taper sur « Lulu « est évidemment facile. Ça l'était déjà en 2011 lorsque Pitchfork attribuait à l'album une note presque provocante (1/10). Ça l'est toujours aujourd'hui quand on prend du recul et que l’on repense à ces évènements qui annonçaient d’une certaine manière la catastrophe à venir : cette reprise commune de White Light/White Heat en octobre 2009 pour les 25 ans du Rock and Roll Hall of Fame à New York, ou encore l'état de santé de Lou Reed, 69 ans, malade d'un diabète aggravé et à peine capable de marcher correctement.
Comme dans tout album de rock qui se respecte, « Lulu » a lui aussi ses excès, ses limites, ses mirages. Le problème, c’est qu’il ne parvient pas à atteindre l'exigence et la violence attendues. Brandenburg Gate perd de son intensité à chaque fois que James Hetfield se manifeste au micro, Pumping Blood et Mistress Dread sont deux fois trop longs, The View sonne faussement menaçant, Frustration ne parvient pas à amener la touche émotionnelle espérée, tandis que le spoken-word de Lou Reed semble avancer régulièrement en terrain hostile, comme s'il n'était pas forcément le bienvenu au sein de ce vacarme inutile.
Un ultime testament. Avec le recul, on comprend bien évidemment l'idée que Lou Reed avait probablement en tête au moment d'enregistrer « Lulu ». Supposons qu'il se savait condamné. Supposons qu'il envisageait cette collaboration avec Metallica comme son ultime testament : quoi de mieux, dès lors, que de livrer une œuvre jusqu'au-boutiste, effroyablement noire ? L’intention est louable, et s’incarne dignement à l’écoute de l'acoustique Little Dog ou du contemplatif et dissonant Cheat On Me : deux titres qui nous font dire que « Lulu » aurait pu être un grand album de 2011, voire même de la décennie. Hélas, c’est une somme de déceptions qui fait pâle figure à côté du mythique "Berlin" de Lou, qui fête ses 50 ans en 2023.