De Bowie à Lady Gaga, une histoire de la bisexualité dans la musique

On a parfois tendance à l’oublier, mais les personnes bisexuelles représentent le groupe statistique le plus important au sein de la communauté LGBTQI+. Pourtant, on sait aussi que la bisexualité a historiquement tendance à être invisibilisée dans nos sociétés. Mais qu’en est-il dans la musique populaire ?
  • Commençons par rappeler une évidence : pendant la majeure partie du vingtième siècle, la bisexualité fut taboue et condamnée par le droit dans la plupart des sociétés, comme toutes les orientations sexuelles qui diffèrent du modèle hétérosexuel.

    Il ne faut donc pas s’étonner si pendant très longtemps, les artistes bisexuels n’ont pas fait leur coming out publiquement, dans leurs chansons ou dans les médias. Mais cela ne veut évidemment pas dire qu’ils n’existaient pas.

    Parmi les chanteuses de blues, outre les exemples célèbres de Billie Holiday et Ethel Waters, on sait que la « Mère du Blues », Ma Rainey n’avait pas que des relations avec des hommes mais aussi avec des femmes, comme une autre chanteuse de légende, Bessie Smith, ce qu’elle évoquait plus ou moins directement dans certains de ses morceaux comme le pionnier Prove It On Me, publié en 1928.

    Plus proche de nous, on sait aujourd’hui que la dernière entrante au Panthéon (Joséphine Baker) était bisexuelle – ses partenaires féminines comme Frida Kahlo sont célèbres – mais ce secret est resté relativement bien gardé de son vivant.

    Pendant les décennies 1950 et 1960 qui voient l’explosion du rock’n’roll, l’hétérosexualité et la virilité triomphantes sont évidemment à la fête, et il n’est pas vraiment question de s’affirmer bisexuel, même si beaucoup de rockstars le sont pendant les sixties, décennie de la libération sexuelle.

    L’exemple le plus célèbre de l’époque est sans doute Janis Joplin, mais c’était le cas aussi de Little Richard, pionnier du rock qui a tristement terminé sa vie en homophobe notoire après avoir fait son coming out dans les années 1990.

    Du placard à l’appropriation par les rockstars

    Mais le vrai tournant a lieu au début des seventies : l’explosion du glam rock révolutionne la vision du genre et brouille les frontières entre les différentes identités sexuelles. Comme le regretté Lou Reed le déclare en 1973 dans une interview légendaire avec le rock critic Lester Bangs : "L’idée que tout le monde est bisexuel est une idée assez populaire à l’heure actuelle, mais je considère sa validité comme limitée".

    L’ancien leader du Velvet Underground sait de quoi il parle, puisqu’il a laissé planer le doute toute sa vie, mais il n’y a pas besoin d’être l'un de ses biographes pour savoir qu’il était à voile et à vapeur.

    On ne peut pas en dire autant de son compère David Bowie, qui a certes fait beaucoup de bien à la communauté queer, mais qui s’est perdu dans les années 1970 dans des déclarations fluctuantes et mensongères sur sa sexualité, des mots qu’il considèrera d’ailleurs un peu plus tard (en 1983) comme "la plus grosse erreur de [sa] vie", en les mettant sur le compte de ses expérimentations de jeunesse.

    Pour résumer, alors qu’il est en pleine transformation en Ziggy Stardust, il déclare début 1972 qu’il est gay, mais rectifie en 1976 en se disant bisexuel, avant de finir par se reconnaître hétérosexuel en 1993.

    Pendant ses années glam, Bowie exploite abondamment dans certains morceaux l’étiquette queer qu’il se donne, par exemple sur les singles John, I’m Only Dancing (1972) et Rebel Rebel (1974), une attitude que beaucoup de fans ne lui pardonneront pas à l’époque après avoir appris la vérité. Car dans les années 1970 comme aujourd'hui, faire son coming out bisexuel est une chose sérieuse pour les personnes concernées.

    Lorsqu’Elton John annonce sa bisexualité en 1976, sa popularité en prend immédiatement un coup en raison de l’homophobie d’une bonne partie de ses fans, sonnés par cette révélation (les pauvres).

    Même chose pour Dusty Springfield, icône camp et artistique extraordinaire, qui a l’immense courage de faire son coming out bisexuel en 1970, ce qui met un énorme coup d’arrêt à sa carrière.

    On comprend mieux pourquoi Dave Davies des Kinks ou Pete Townshend des Who attendront leurs autobiographies respectives publiées en 1996 et 2012 pour révéler leur bisexualité, avec des propos fleuris pour le guitariste expert en moulinets du bras droit, qui qualifie Mick Jagger de "seul homme [qu’il a] eu sérieusement envie de baiser". Debbie Harry de Blondie et Kate Pierson des B-52’s (groupe queer par excellence) attendent elles aussi 2014 et 2015 pour se revendiquer bisexuelles.

    Ce choix de la discrétion perdure dans les années 1980, à l’image de Freddie Mercury, considéré par beaucoup comme bisexuel, mais qui est toujours resté très discret sur sa vie privée derrière son image publique flamboyante.

    Et la décennie suivante ne fera pas beaucoup plus avancer la visibilité de la bisexualité dans la musique, puisque les rares artistes qui font leur coming out bi pendant les nineties, comme Michael Stipe de R.E.M. et Billie Joe Armstrong de Green Day, ne s’étendent pas non plus sur le sujet et se désintéressent surtout des étiquettes.

    Seule exception notable : Brian Molko, le leader ouvertement bisexuel de Placebo, qui injecta dans des années 1990 bien tristounettes une bonne dose de fun et de retour à l’exubérance glam.

    De la normalisation à l’affirmation

    Mais pour la révolution, il faudra attendre le changement de millénaire. La deuxième moitié des années 2000 est une époque de libération totale du tabou de la bisexualité dans la musique pop : quelle qu’elle soit, l’orientation sexuelle n’est plus cachée et devient de plus en plus affirmée.

    Plusieurs morceaux devenus des classiques font exploser les charts en révélant la bisexualité de leurs interprètes. C’est le cas de Katy Perry en 2008 avec I Kissed a Girl, même si au moment de la sortie du morceau elle est accusée d’être une hétérosexuelle qui recourt à des clichés et à la bicuriosité pour attirer l’attention.

    Une accusation qui sera reprise dix ans plus tard contre Rita Ora pour le morceau Girls, l’obligeant à faire son comint out bi. La situation est heureusement apaisée aujourd’hui pour Katy Perry, dont la bisexualité ne fait plus aucun doute, et qui est même considérée comme une icône gay.

    Idem pour une certaine Lady Gaga, qui révèle qu’elle est bisexuelle en 2009, via l’énorme tube Poker Face. Celui-ci raconte l’histoire d’une femme qui reste de marbre pendant qu’elle couche avec son mec, car elle fantasme en réalité sur une donzelle…

    Il faut aussi évoquer le cas Miley Cyrus, qui se considère comme pansexuelle (on en parle plus bas), et qui a d’ailleurs réalisé son fantasme d’embrasser Katy Perry pendant un de ses concerts en 2014. Un moment qui rappelle beaucoup le baiser pour le moins mythique en 2003 entre deux autres icones de la communauté queer sur la scène des MTV Video Music Awards : Madonna et Britney Spears.

    Cette dernière flirtera d’ailleurs elle-même avec la bisexualité dans If U Seek Amy, morceau qui contient ces paroles : "All of the boys and all of the girls are begging to F-U-C-K me".

    Et ce n’est pas fini : à la même époque, Fergie des Black Eyed Peas révèle aussi sa bisexualité, de même que Sia, qui rend hommage aux victimes de l’attentat homophobe d’Orlando en 2016 avec le morceau The Greatest. Quant à Lily Allen, l’ancienne rivale de Katy Perry, elle a avoué avoir eu des relations lesbiennes avec des prostituées pendant sa dépression en 2014, des révélations courageuses pour celle qui avait déjà chanté Fuck You aux homophobes cinq ans plus tôt.

    Dans le milieu du rap, Frank Ocean a déclenché un tremblement de terre en 2012 en révélant sa bisexualité dans une lettre publiée juste avant la publication de son premier album. Mais depuis quelques années, beaucoup d’artistes préfèrent se déclarer pansexuels plutôt que bisexuels, en sachant que cette orientation sexuelle est un peu plus large, puisqu’elle englobe en sus l’attirance pour les personnes non-binaires. Outre l’exemple célèbre déjà cité de Miley Cyrus, on peut évoquer Cœur de Pirate et l’excellente Janelle Monáe, habituée aux références queer dans ses morceaux.

    Mais l’exemple actuel le plus connu est sans doute celui du Français Redcar, anciennement Chris et Christine and the Queens, qui a beaucoup fait pour casser les normes de genre traditionnellement véhiculées par la musique populaire depuis plusieurs décennies, quitte à subir les foudres d’un public français très en retard sur ces questions par rapport aux pays anglo-saxons.

    Le chemin est encore long pour faire accepter toutes les identités sexuelles au grand public et déconstruire des millénaires de patriarcat et de misogynie, mais les artistes bisexuels y ont déjà beaucoup contribué.

    A lire aussi