2021 M07 19
« L’un des groupes féminins les plus important du rock américain a été effacé, sans une trace. […] Elles étaient extraordinaires : elles écrivaient toutes leurs chansons, jouaient comme des bêtes, elles étaient énormes, et personne ne parle jamais d’elles. » Cet hommage rendu par nul autre que David Bowie au groupe Fanny date de 1999. Et même à cette époque, peu de monde avait entendu cet appel. C’est seulement aujourd’hui que l’injustice semble vouloir être réparée.
En 1961, deux sœurs, June et Jean Millington, arrivent de la capitale des Philippines, Manille, à Sacramento, Californie. Difficile pour elles de se faire des amis dans cette nouvelle ville. Mais très vite, elles trouvent une voie vers la popularité : la musique. Au lycée, elles montent un groupe entièrement féminin, les Svelts, qui devient ensuite Wild Honey. Devant faire face tant au racisme qu’au sexisme, elles sont sur le point de baisser les bras. Mais lors d’un concert à Los Angeles, elles sont repérées par le producteur Richard Perry. Celui-ci, persuadé d’avoir trouvé ses Beatles au féminin, les fait signer sur Reprise Records, le label rock de la Warner, en 1969. C’est là que se fixent le nom et le line-up historique du groupe, avec les sœurs Millington à la guitare et la basse, Alice de Buhr à la batterie et Nickey Barclay aux claviers.
Pour autant, Fanny n’est pas le premier groupe entièrement féminin de l’histoire, ni même le premier signé sur une major. La formation pop de Goldie & The Gingerbreads avait déjà rejoint Warner en 1964, suivies par The Pleasure Seekers en 1965, premier groupe de Suzie Quatro (la sœur de cette dernière, Patti, rejoindra d’ailleurs Fanny en 1973). Et d’autres groupes, comme les Ace Of Cups, fleurissaient dans le pays. Mais Fanny ouvre néanmoins une voie importante, car elles sont les premières à publier un album entier : un disque sans nom dès 1970. Et leur talent y est déjà bien présent. Grâce aux qualités des deux autrices, June Millington et Nickey Barclay, les musiciennes sont aussi à l’aise dans du rock musclé que dans des ballades. Le songwriting est très réussi, et l'interprétation parfaite, inspirée tout autant par les Beatles que les disques de la Motown.
Le deuxième album les voit plus assurées, avec un premier titre bien classé dans les charts, le bluesy Charity Ball. Cela leur permet de devenir le groupe d'accompagnement de Barbra Streisand le temps d’un disque, mais également d’obtenir un beau succès d’estime en Angleterre. Elles jouent en première partie des Kinks, Procul Harum, Slade, Jethro Tull et bien d’autres. Elles enregistrent ainsi leur troisième disque au studio Apple des Beatles, aux côtés du légendaire ingénieur du son Geoff Emerick, qui affine encore plus leur son. Dès l’ouverture, une reprise de Marvin Gaye, l’énergie déployée est folle. Trop peut-être, en tout cas pour tenir sur le long terme.
En 1973, elles sortent leur quatrième album en quatre ans. Pour cela, elles changent de producteur : Perry, trop habitué à des disques pop, ne sait pas rendre justice à ce rock énergique, et l’adoucit trop. Elles font alors appel à Todd Rundgren, qui semble être un bon choix. Mais celui-ci n’a que trop peu de temps à leur accorder, et le disque est une nouvelle frustration. Des démos, parues dans un coffret en 2002, font comprendre cette déception. C’en est trop pour June Millington, qui quitte le groupe. Il faut dire qu’aux déjà nombreuses tensions des groupes de rock de l’époque, soumis à des agendas éreintants, s’ajoute la nécessité de devoir sans cesse faire leurs preuves en tant que femmes. Il fallait toujours en faire plus, et même là, plusieurs programmateurs de concerts étaient réticents, craignant que les musiciennes fassent des enfants et quittent le groupe.
Néanmoins, le groupe tente de continuer. Mais l’aventure Fanny s’arrête après un ultime album en 1975. Celui-ci contient pourtant leur plus grand succès commercial, Butter Boy, dédié à David Bowie, qui avait eu une relation avec la bassiste du groupe, Jean Millington. Cette dernière retrouve sa sœur, et continue de jouer avec elle. Mais uniquement de nouveaux morceaux. Chacune des musiciennes poursuit une carrière, en accompagnatrice, musicienne de studio, ou assurant le marketing de musiciens. Pendant ce temps, une nouvelle génération de musiciennes leur rend hommage : les Go Go’s, les Runaways, les Bangles, autant de groupes féminins qui ont grandi en écoutant Fanny, et qui ont pris modèle sur elles. Malgré tout, l’histoire oublie ce groupe de grand talent, capable de damer le pion à de nombreux homologues masculins.
Pourtant, en 2016, les sœurs Millington retrouvent leur première batteuse, Brie Darling, et montent une nouvelle version du groupe, Fanny Walked The Earth. Elles sortent un nouvel album en 2018, près de cinquante ans après leurs débuts. Si le style est désormais un peu daté, l’inspiration peut-être un peu moins présente, le disque reste néanmoins fort pour l’histoire qu’il raconte. Celle de femmes qui, après avoir lutté contre le sexisme, le racisme et même l’homophobie (De Buhr et June Millington ont chacune fait leur coming out), font désormais face à l’âgisme.
C’est ce combat qui sert de point de départ au documentaire Fanny, The Right To Rock de la canadienne Bobbi Jo Hart. On y retrouve Earl Slick, guitariste de Bowie, plus tard marié à Jean Millington, la bassiste Gail Ann Dorsey, la chanteuse des B52’s Kate Pierson, des membres des Go Go’s, des Runaways, ou encore Tod Rundgren. Et tous sont prêts à rappeler l’important héritage de ce groupes de pionnières. Elles ont prouvé il y a bien longtemps que, pour faire du rock, il n’y a pas besoin de testostérone.