2021 M09 8
Lorsqu’on pense aux grands batteurs de l’histoire, viennent d’abord en tête des virtuoses comme Keith Moon ou John Bonham. Mais maîtriser les roulements et moulins n’est pas nécessaire pour marquer l’histoire. Ce qui compte avant tout, ce sont les idées. Et Maureen « Moe » Tucker n’en manquait pas. Fascinée par les Rolling Stones, Bo Diddley, mais aussi le percussionniste et batteur nigérian Babatunde Olatunji, entendu par hasard à la radio, elle se met à la batterie à l’âge de 19 ans. Au départ équipée d’une unique caisse claire, sa mère finit par lui procurer un set d’occasion. Sans aucune ambition de faire carrière, elle monte un groupe de reprises, The Intruders, qui ne dure pas. C’est alors qu’en 1965, à 21 ans, qu’elle reçoit un appel de Sterling Morrison, guitariste du Velvet Underground. Lui et Lou Reed son amis du frère du Tucker, et le groupe n’a plus de batteur suite au départ d’Angus MacLise, personnalité radicale qui refusait d’être payé pour un concert.
Dès le premier concert, c’est l’aventure : « à chaque morceau, une partie de ma batterie se cassait » raconte-t-elle. De toute façon, le groupe ne jouait alors que trois morceaux, cela suffisait à faire fuir la moitié du public. Mais très vite, elle développe son style. « On faisait beaucoup d’improvisations, et mon rôle était de tenir quelque chose de régulier, pour qu’ils aient un beat et un tempo auquel s’accrocher ». De là naissent les longs morceaux du groupes, comme Run Run Run ou I’m Waiting For The Man.
Moe Tucker: January ‘66, May ‘66, 1968, 1969. pic.twitter.com/mhcGqEYYPg
— Johnnie Johnstone (@tnpcollection) June 6, 2020
Tucker adopte rapidement un équipement spartiate : un tom, une caisse claire, et une grosse caisse tournée vers le haut, afin de pouvoir jouer debout. « Je joue toujours debout, je peux obtenir le son que je veux ainsi » explique Moe dans le livre Seeing the Light: Inside the Velvet Underground de Rob Jovanovic (2010, MacMillan). « Si tu t’asseois, tu ne peux pas utiliser le tom basse comme une cymbale ». C’est là la principale caractéristique de son jeu : le rejet total des cymbales. « Je pense que le batteur doit juste tenir le tempo, c’est tout ».
Pour enfin obtenir ce son typique, elle s’arme souvent d’une mailloche dans la main droite, celle qui frappe la grosse caisse. Enfin, loin de la précision métronomique d’autres batteurs, c’est sa pulse légèrement flottante qui amène cette ambiance inquiétante et onirique au groupe. « Si j’avais su faire des roulements, je l’aurais fait, et ça aurait tout changé ». Et la qualité du matériel lui importe peu, n’ayant de toute façon pas les moyens d’acheter mieux. Pire encore, un jour, sa batterie est volée. En attendant de pouvoir la remplacer, Tucker utilise pour quelques concerts des poubelles en métal volées dans la rue. Une méthode plus tard employée très sérieusement par des batteurs dits "lo-fi".
Durant le temps passé au sein du groupe, Tucker ne se pose aucune question, tant sur le fait d’être une femme (elle dit n’avoir jamais reçu de remarque à ce sujet), que de jouer d’une manière atypique. Elle participe ainsi aux trois premiers albums du Velvet Underground, mais laisse sa place en 1970 au moment d’enregistrer « Loaded », car elle est enceinte. De retour un an plus tard, Lou Reed a claqué la porte, et c’est Doug Yule (le remplaçant de John Cale) qui dirige désormais le groupe. Le temps d’un tournée européenne, Tucker s’en va à son tour, et décide de quitter l’industrie musicale pour se consacrer à ses enfants.
Durant vingt ans, elle produit quelques enregistrements en amateur, dont un avec Jonathan Richman, qui l’admire. En 1981, elle produit quasi seule un album de reprises, jouant de tous les instruments. Elle développe également une amitié avec Jad Fair, leader du groupe Half Japanese; les deux développant une admiration mutuelle. Il la pousse à enregistrer un nouvel album solo en 1989, « Life In Exile After Abdication », avec Fair, mais aussi Lou Reed, Daniel Johnston et tous les membres de Sonic Youth. Autrement dit : plusieurs générations de musiciens tous unis par une admiration réciproque.
C’est durant une tournée avec Half Japanese qu’elle reprend le métier à plein temps, allant même jusqu’à produire les disques de ces derniers. Mais elle délaisse alors la batterie pour se consacrer à des albums solo : « je déteste chanter et jouer de la batterie en même temps ». Durant les années 90, elle rejoue régulièrement avec Morrison, Cale et Reed (notamment sur l’album « New York » de ce dernier). Le Velvet Underground se reforme même en 1992, le temps d’une tournée, avant que les disputes du groupe ne mettent fin au projet. Qu’importe, « c’était une façon de dire au revoir ».
De là, Tucker continue de ne faire que ce dont elle a envie. Elle joue ainsi régulièrement avec de jeunes musiciens venus la contacter, comme Violent Femmes, prouvant l’admiration qu’elle continue de susciter. À partir des années 2000, cependant, elle cesse progressivement de jouer, afin de se consacrer à ses petits-enfants dit-elle.
Plus encore que les autres membres du groupe, c’est Tucker qui a eu une influence considérable sur la période punk. Prouvant dès les années 60 qu’on pouvait produire un jeu saisissant avec très peu de moyens, elle a ouvert la voie tant à Sonic Youth qu’aux Sex Pistols ou aux Slits, et même jusqu’aux groupes lo-fi des années 90, comme Jon Spencer, et bien sûr aux White Stripes. Plus largement, en revendiquant son style amateur, elle conserve (et transmet) une des valeurs phares du rock : l’authenticité.