Comment les compagnies marketing manipulent les chiffres du streaming

Malgré un « code de bonne conduite », signé par les principaux acteurs de l’industrie musicale en 2019, il semble que la manipulation des écoutes de streaming reste courante. L’enjeu est de taille notamment pour les jeunes artistes, même s’il faut tout de même éviter la paranoïa.
  • « La manipulation du streaming a été un poison de l’industrie ces dernières années. […] Il y a un marché noir du pay-for-play. » C’est ce que disait en juin 2019 John Pelan, directeur général de la Confédération Internationale des Éditeurs de Musique. Et la situation semble avoir peu changé. Pourtant, cette déclaration suivait la signature d’un « code de bonne conduite », où plateformes de streaming, majors et représentants de l’industrie musicale s’engageaient à s’allier contre ces pratiques malhonnêtes. Le texte vise en particulier deux pratiques : l’usage de « bots », logiciels imitant un comportement humain qui vont écouter en boucle certains titres ; et le pay-for-play, le fait de payer quelqu’un pour qu’il lance des titres qu’il n’aurait jamais écoutés.

    Pourtant, dans un article du 10 mars, le magazine Rolling Stone affirme qu’à peine quelques jours plus tard, certaines compagnies marketing continuaient de promettre des boosts d’écoutes sur les plateformes. Le journaliste Elias Leight en veut pour preuve un long appel téléphonique entre The Blueprint Group, agence de management et distribution qui gère notamment Lil Nas X ou The Roots, et Joshua Mack, « digital marketer ». Blueprint veut pousser le rappeur G-Eazy, signé sur la major Sony via RCA. En échange, Mack promet jusqu’à 200 millions d’écoute par mois, sur les différentes plateformes d’écoute. Moyennant finance, bien sûr.

    Pourtant, les conditions d’utilisation de Spotify sont très claires : « Les tiers qui promettent des placements dans des playlist ou un nombre précis de streams en échange d’argent enfreignent nos conditions d’utilisation ». Mais les conséquences manquent souvent d’ampleur. Mack l’assume carrément : il avoue aux membres de Blueprint s’être fait taper sur les doigts par la plateforme à plusieurs reprises. Mais sans jamais être directement inquiété, les Suédois n’arrivant jamais à remonter directement jusqu’à lui, dit-il. Car il aurait trouvé la faille : « En gros, on a craqué le code, et compris comment manipuler le système pour atteindre des chiffres astronomiques ».

    L’enjeu est de taille : pour rappel, les plateformes de streaming distribuent les revenus non pas en fonction des pratiques de chaque utilisateur (le modèle user-centric, en débat), mais en fonction du chiffre global d’écoutes. Booster artificiellement ses chiffres, c’est donc baisser la part des artistes honnêtes. Or, toujours dans cet appel téléphonique, Joshua Mack va jusqu’à suggérer que « si l'on arrête d’appuyer sur les boutons, le public et les labels ne pourraient pas obtenir le type de réponse et de soutien qu’ils ont maintenant ». En d’autres termes, s’il dit vrai, l’industrie musicale reposerait sur un système de corruption…

    Et ceci sans que cette même industrie le sache. Car le recours à des agences marketing tierces est très courant, et on ne sait pas à l’avance si ses pratiques sont honnêtes. Dans le cas de G-Eazy, impossible de savoir si le rappeur et son label (rattaché à Sony, signataire du « code de bonne conduite ») sont au courant de l’échange entre Blueprint et Mack. On ne sait d’ailleurs pas si ces deux derniers ont finalement signé un accord.

    Contacté par Rolling Stone, Mack préfère rétro-pédaler : ses pratiques seraient totalement réglo, et « il est possible que certaines déclarations [durant l’appel] aient été exagérées ». En gros : tout ce qu’il a dit à Blueprint ne serait que bullshit pour les convaincre de payer. Qu’il dise vrai ou non, le doute est installé. Quelle est l’échelle de la manipulation sur les plateformes ? On pourrait se croire de retour dans les années 1950, avec la pratique du payola : les labels payaient les stations de radio pour y faire jouer leurs disques. Si cette pratique est devenue illégale aux États-Unis, l’usage du streaming n’a pas encore été encadré par la loi, et l’industrie se régule elle-même pour le moment. Car les tricheurs n’ont justement pas intérêt à ce que la manipulation prennent trop d’ampleur. Toujours durant l’appel téléphonique, un membre de Blueprint s’inquiète : « La dernière chose que je veux, c’est que [la justice fédérale] nous poursuive ». De quoi se rassurer en partie, donc : il est important de rester discret, et donc de limiter l’ampleur de la fraude.

    Au fond, la triche semble bien être aussi vieille que l’industrie musicale elle-même. Au-delà du payola, la légende veut que Brian Epstein, légendaire manager des Beatles, a lui-même acheté 10 000 exemplaires du premier single des Fab Four, « Love Me Do », en 1962. Et cela n’enlève rien au talent du groupe. Depuis, les méthodes ont changé, mais les objectifs restent identiques. Et les accusations de triches sont-elles aussi toujours courantes. En 2016, alors que Jul et PNL explosaient en dehors du système des majors, ces dernières ont hurlé en coeur à la triche. A tort, semble-t-il, comme s’en défendait leur distributeur Believe aux Jours en 2017 : « On est un acteur mondial et on a des investisseurs qui regardent ce que l’on fait. On n’a aucun intérêt à aller gruger sur des écoutes ! Si on construit sur du vent, ça finit toujours par s’effondrer. » Il faut d’ailleurs noter que ces accusations se sont calmées quand les rappeurs issus de majors ont fini par rattrapper ces chiffres.

    Pour autant, la triche existe bel et bien. Acheter des écoutes est accessible à n’importe qui, pour un prix dérisoire dans un budget marketing. Pour son article, le journaliste des Jours Sophian Fanen a ainsi acheté en quelques minutes 5000 écoutes à un obscur artiste folk, qui sont arrivées dès le lendemain. Poursuivant son enquête en 2018, il tend à prouver que la pratique a un impact au final assez limité. Bien sûr, mesurer précisément la triche est impossible, le principe d’une fraude réussie étant d’être invisible. Néanmoins, l’estimation finale de Fanen se situe en dessous des 5 % d’écoutes suspectes. Et selon un porte parole de Deezer, cela concerne tous les niveaux de popularité et tous les styles.

    Car en réalité, ceux qui ont le plus intérêt à manipuler les chiffres sont les jeunes artistes. Si les plateformes peuvent identifier la triche, elles ne peuvent empêcher le boost de visibilité qu’elle entraîne. Ainsi, pour se démarquer d’une masse de plus en plus grande de musiciens, certains jouent sur ce coup de bluff pour attirer l’attention sur eux, et peut-être décrocher un contrat.

    Et c’est sans doute là que se situe le plus gros enjeu de ces trucages de chiffres. Ces méthodes s’inscrivent dans le fonctionnement actuel de l’industrie musicale, de plus en plus compétitif. Les majors n’ont d’yeux que pour des données chiffrées, jugées plus objectives, au détriment de la foi en la qualité d’un artiste. Il est donc tout naturel que tout le monde tente de les gonfler artificellement. Le meilleur moyen d’enrayer cette escalade serait donc de remettre en question le système actuel.