2023 M11 10
Akhenaton & Veust - « Monopolium »
Dans le monde d’avant, Akhenaton enchaînait les actions d’anthologie avec IAM. Aujourd’hui, le Marseillais multiplie les passes décisives aux côtés de rappeurs et producteurs lui permettant d’assouvir au mieux son amour du texte, technique et sens dans un même souffle. Dernier exemple en date ? « Monopolium » : un projet 13 titres enregistré aux côtés de Veust, avec qui AKH avait déjà collaboré sur son deuxième album solo (« Sol Invictus », 2001).
Pour quiconque connaît un peu les loustics, « Monopolium » ressemble précisément à ce que l'on était en droit d'imaginer : ici, rni sensationnalisme, ni jeunisme, AKH et Veust défendent haut la main un rap orthodoxe, qui ose varier les registres et les énergies mais se cristallise constamment autour de punchlines bien senties (« Laisse-moi loin de tous ces mythomanes/Je suis dans le jardin, je fais pousser mes tomates et là beuh qui fait tousser Method Man ») et de réflexions reflétant toute la contradiction de l’âme humaine : « Des fois je suis fou j’imagine la paix sur terre/Mais mes grosses Nike aux pieds faites par un enfant me gardent les pieds sur terre ».
Okis - « Rêve d’un rouilleur »
C'est l'histoire d'un rappeur de Lyon (Okis) qui, un jour, se fait repérer par son producteur préféré (Mani Deiz) avant que ce dernier ne lui propose de composer l'intégralité de son premier album, tout juste paru. Un vrai conte de fée, donc, auquel les deux compères donnent une véritable épaisseur le temps d'un dix-sept titres où Okis raconte des histoires du quotidien (comme son béguin pour La meuf du snack) sans chercher à atténuer la noirceur de ses mots, alourdis par le spleen.
Certains diront qu'il s'agit là d'un « rap à l’ancienne », boom-bap, uniquement guidé par l'amour de la rime et des 16-mesures. C’est oublier un peu vite la présence sur « Rêve d’un rouilleur » de morceaux tels que Control et J’arrive, où le Gone kicke sans beats, guidé par l'épure, par une atmosphère sensible et propice à ces confessions qu'Okis regurgite faute de pouvoir les contenir plus longtemps.
Jewel Usain - « Où les garçons grandissent »
Si l'année 2023 du rap français paraît plus fade que les précédentes, notamment plombée par les albums des mastodontes du genre, régulièrement trop prévisibles, malheureusement trop plats pour être véritablement marquants, il est heureusement possible de compter sur d’autres artistes, plus en retraits mais déterminés à prouver leur place. Avec « Où les garçons grandissent », sorti le 27 octobre, Jewel Usain séduit ainsi par la maturité de son univers, sa cohérence, perceptible de Compliqué à Bleumarine.
Un titre illustre cette impression mieux qu’un autre : Eleanor, en duo avec Prince Waly. Que ce soit dans la forme (qui a dit que Jewel Usain n’était pas à l’aise sur une production froide, presque lugubre ?) ou dans le fond, ce morceau s’entend à la fois comme un subtil egotrip et une belle ode à l’indépendance : « L'important, c'est qu'j'y suis, c'est pas le temps qu'j'ai mis/Et j'm'arrêterai lorsque mes problèmes feront le même bruit qu'une Mustang Shelby ».
Josman - « J.000.$ »
Que vaut une vie sans obsession ? Pas grand-chose, et ce n’est certainement Josman qui dira le contraire, tant « J.000.$ », publié à la surprise générale le 28 octobre, ne réinvente rien sur le fond : le Parisien y raconte sa soif de billets violets, son amour des belles courbes féminines et sa manière de tuer l’ennui à l’aide des drogues douces. Quel plaisir, pourtant, de l’entendre ainsi, poser avec une aisance folle sur des productions apaisées dans le tempo, relativement chill, témoignant de sa capacité à trouver de la cohérence jusque dans chaque couche de son.
En toute décontraction, « J.000.$ » prouve ici, via des schémas de rimes caractéristiques et une faculté à faire sonner les mots, que s’il existe un idéal du flow, Josman n’en est pas loin.
JeanJass & Mairo - « Déjeuner en paix »
Ces derniers temps, JeanJass enchaîne les projets avec l’enthousiasme d’un gamin qui assemblerait ses jouets : il y a son projet solo, ses sorties discographiques plus ou moins longue avec le fidèle comparse Caballero, et tout un tas de productions composées pour d’autres. Plus en forme que jamais, jouissant à l’évidence d’un regain de hype après une légère lassitude du public au moment de la sortie de « Double hélice 3 » (2018), le Belge est aujourd’hui aux manettes de « Déjeuner en paix », un projet pensé à quatre mains aux côtés de Mairo, le nouveau gars sûr du rap suisse.
Sur ce cinq-titres, ni passe-passe ni single mais un « opéra triste » : soit un écrin boom-bap au sein duquel Mairo laisse parler sa technique, la « joue comme Beckham » et distribue les punchlines avec l’aisance et l’élégance de l’ex-milieu de terrain anglais. « Merci pour le rafraichissement et merci pour l'extase », rappe-til sur Cléopâtre. On leur retourne les bonnes grâces.
Yamê - « ELOWI »
Programmé aux prochaines Transmusicales, dans le cadre de la création du festival, succédant ainsi à de glorieux ainés (Stromae, Lous & The Yakuza, Zaho De Zagazan), Yamê est à l’évidence un artiste dans l'âme. À l’instar de ces sculpteurs qui ont besoin d’un bloc de marbre pour créer, le Franco-Camerounais envisage le rap comme une matière à tordre, détourner, épurer, réinventer.
En gros, « ELOWI », c'est cet album que l'on aura tôt fait de rapprocher de la discographie de Stromae, mais qui parvient malgré tout à se démarquer d'une telle référence par sa singularité, caractérisée par ses refrains « France Inter-compatible » (ce qui n'a rien d'un reproche !), ses envolées dans les agius, ses emprunts à la musique camerounaise, ses textes connectés à la rue et ce travail sur la production, qui a séduit jusqu'à Timbaland. Pas rien, donc.
Krisy - « euphoria »
Comme beaucoup de jusqu’au-boutistes, perpétuellement en quête d'une perfection qui n’arrivera jamais, Krisy en fait trop : trop de travail, trop de détails, trop d’angoisse, trop d’émotions, sans que cela n'ait un impact négatif sur sa proposition musicale. À peine pourrait-on lui reprocher d’être trop dans le calcul, à l’image de ces interludes qui créent le lien entre les chansons, mais peinent à convaincre.
Pour le reste, on avoue être particulièrement séduit par ce « euphoria » pensé comme une œuvre à part entière (l’album est également accompagné d’une BD), avec son fil rouge narratif, ses morceaux qui varient les atmosphères et son intrigue, intéressante, qui ne vient toutefois pas surplomber la qualité de production d’un tel projet. Au passage, le Bruxellois se paye le kif de jouer au crooner, au « chanteur pour dames », le temps d’une popsong entêtante aux côtés de Marc Lavoine. Essayez d’être plus cool après ça !
Jwles & Mad Rey - « Le Zin dans la maison »
Deux jeunes gens modernes officialisent leur collaboration (Mad Rey était déjà présent à la production de « Le Zin & les autres »), et c'est tout le rap qui vacille sous les coups d'un flow faussement bancal et de productions house. Au point de les considérer comme les nouveaux trublions du rap français ? La formule est éculée, oui, bien sûr, mais pas inexacte non plus à l’écoute de ce « Le Zin dans la maison » qui contient pas mal de bangers désabusés, où le duo témoigne d’une belle alchimie artistique, et fait surtout preuve de pas mal d’audace.
Souffrance - « Eau de source »
Si la création a le pouvoir de soulager, est-ce qu’elle ne crée pas aussi d’autres douleurs, plus souterraines, spécifiques, faites d’affres et d’anxiété ? La question se pose à l'écoute du troisième album de Souffrance, « Eau de source », où Oxmo Puccino, ZKR et Vald viennent piquer une tête. Le rappeur de L'Uzine a beau affirmé avoir bien Khalass sur le premier single de l'album, force est de constater que ses nouveaux morceaux sont encore et toujours traversés par des rimes cyniques, des textes denses où la romance semble impossible, et tout un tas de réflexions mélancoliques probablement nées lors de ces matinées où un café ne suffit pas à se donner du courage.
Cinco - « 0TA BENGV »
Pur produit du Val-de-Marne, ce département qui a vu naître Lionel D, Lacrim et la toute la clique de la Mafia K'1 Fry (113, Rohff, Kery James), Cinco est bien trop en phase avec son temps pour s'inscrire dans un quelconque héritage. Ça ne l'empêche pas de mettre du respect sur le nom des anciens (OGB est notamment cité), ni de faire un clin d'œil à la grande histoire (le nom de l'EP fait référence à Ota Benga, ce congolais kidnappé en 1904 pour être exposé dans un zoo américain...), mais Cinco impose son style : celui d’un rappeur versatile, qui accueille volontiers l’émotion dans des morceaux tantôt techniques, tantôt chantonnés.