Dans le Nord, les rappeurs avancent aussi en bande organisée

À l'image de ce qu'il se passe en Suisse, à Bruxelles ou ailleurs en France, le rap du Nord affirme pour de bon son style, son énergie et sa singularité, portée par une flopée d’artistes déterminés à se faire entendre, sans chercher à copier Gradur et ou les anciennes figures de la région. Reportage.
  • Pendant longtemps, on pensait naïvement que Paris et Marseille possédaient l’exclusivité du rap français. C’est dire comme on connaissait mal notre pays, agité depuis plusieurs années par des artistes basés aux quatre coins de l’hexagone, de Caen à Perpignan, du Havre à Rennes.

    Situé entre Paris et Bruxelles, où le rap francophone a trouvé un nouveau ton et une certaine folie ces dernières années, Lille, Roubaix et Tourcoing se devaient d’avoir enfin leur mot à dire, dynamités par une scène relativement riche et une dynamique collective incarnée par ZKR. Certifié disque d’or, soutenu par DJ Bellek (Lacrim, Niska), le Roubaisien multiplie les initiatives afin d’élever sa région, convaincu que le pays entier est prêt à poser une oreille sur le rap tel qu’il est imaginé dans les Hauts-de-France. Pour le moment, il y a le format vidéo 59' Inside. D'ici quelques mois, il y aura une compilation réunissant, à la manière de « 13'Organisée », les meilleures gâchettes de la scène locale.

    En attendant, d’autres artistes se créent une réputation. Bekar a placé son dernier projet (« Mirasierra ») dans le Top 25, Eesah Yasuke a remporté le Prix des iNOUïS du Printemps de Bourges 2022, Gips a été adoubé par Jul, tandis que Sto et BEN plg attisent la curiosité des médias spécialisés : 

    « Il y a quelques années, confesse ce dernier, je passais chez OLKM et je me disais que j’étais le seul nordiste à avoir été invité sur cette radio. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Si un jeune artiste du coin démarre, il a au moins six ou sept exemples lui permettant de comprendre qu’il peut vivre de son rap ».

    Des artistes en développement, la métropole lilloise en héberge un certain nombre : Konga, Rethno, Milly Parkeur, Dalibido, Krilino ou encore Jeune Smo. Tous aimeraient incarner le futur de la région, tous ont la volonté d’affirmer leur style et de s’entraider pour compenser l’absence de structures institutionnelles. « N’étant pas de Paris, c'est évident que l'on est moins proche des labels, précise BEN plg. Les seules structures qui peuvent nous aider à grandir sont donc des salles de concerts comme le Flow ou les 4 Écluses à Dunkerque. Resre que c’est à nous de monter nos structures - personnellement, j’ai Pour La Gloire, Sto a Brotherhood - et de collaborer avec les salles du coin pour évoluer et briller. Un peu comme Din Records peut le faire au Havre avec Le Tétris ».

    S’il paraît tentant de parler d’une effervescence rap dans le Nord, Eesah Yasuke tient à nuancer l’euphorie naissante :

    « On sent une reconnaissance, mais on a toujours besoin d’être validé par Paris pour se sentir crédible. Il faut apprendre à se fédérer, à construire ensemble afin que chacun puisse profiter de la lumière de l’autre, comme à Marseille ou à Bruxelles ».

    Et Sto de prolonger le constat :

    « Tout se fait étape par étape. On ne veut pas tout précipiter, même si on sent que ça commence à être un avantage de venir du Nord. Un gars de chez Polydor m’a même dit que ça créait une vraie démarcation par rapport au rap du Sud…. Ce qui est sûr, c’est que l’on assume notre ancrage géographique, on en est fier, on fait des références à des quartiers comme Wazemmes et on assume les clichés nous concernant. »

    À titre d’exemples, Sto s’est fait tatouer « 59 » sur le corps, ZKR a affiché son disque d'or sur la façade d'un ancien bowling roubaisien qui pourrait devenir ces prochains mois un haut lieu du rap local, tandis que BEN plg a réalisé la pochette de son dernier album (« Dans nos yeux ») à L’Aspendos, un kebab bien connu des habitants du centre-ville lillois.

    Lille s’agite, et ce n’est pas Chiloo qui dira le contraire. Originaire de Paris, le jeune homme, 20 ans, s’est d’abord installé dans la région pour ses études, avant de tout laisser tomber pour s’investir pleinement dans la musique et s’installer durablement en centre-ville.

    « De toute façon, avec les réseaux sociaux, tu peux avoir ta chance sans forcément être basé dans la capitale, pense-t-il. D’autant que celle-ci n’est qu’à une heure en train et que les salles d’ici fournissent un vrai soutien, comme la Cave aux poètes, le Grand Mix ou le Flow. » 

    Bekar, lui, tient à citer également le Riddim, ce bar où « les artistes trainent et où des soirées grime ou hip-hop sont organisées. » Pour le reste, dit-il, « on manque encore de studios et de managers, même si on a la chance d’avoir de vrais beatmakers et une scène très variée, quoique souvent marquée par ce climat qui encourage forcément la mélancolie. »

    Contrairement à Lyon, nettement plus portée sur la drill, le Nord se caractérise avant tout par l’éclectisme de ses figures de proue, capables de faire dans le rap festif (Sto), d’aller sur un terrain plus politisé (Eesah Yasuke), de se faire l’écho des zones ouvrières (ZKR), de tendre vers des rythmes angoissants et répétitifs (YN), d’oser l’humour et les contrepieds pour raconter les aléas du quotidien (Lexa Large) ou de composer la bande-son de cette atmosphère morose, faite de briques de rouges, de zones industrielles et de grisaille.

    « En fin de compte, on ne fait que rapper ce qui constitue notre environnement, que l’on assume et que l’on représente sans aller vers une démarche à la Kamini, revendique BEN plg. À l’image de ce qui a pu se passer à Bruxelles il y a quelques années, on parle avec nos codes, on évoque l’ennui, le manque de possibilité pour des artistes non parisiens, la réalité économique de la région. C’est authentique, et c’est ce qui permet aux gens de province de s’y reconnaître. » 

    Raison pour laquelle l’auteur du récent « Réalité rap musique » se montre confiant, évoquant de jeunes labels (North Face Records), persuadé que la réussite du rap local n’est qu’une « question de temps, de professionnalisation et de décloisonnement ».

    À sa manière, chacun raconte ainsi cette « France du milieu », la réalité propre à la région, l’architecture des environs, quitte à assumer ce cliché qui voudrait qu’il n’existe en dehors de Paris que des vies de second ordre. « On est devenus des hommes en clopant sur un banc en attendant l’aurore / Génération divorce, pâtes au beurre Eco+ / Bambi meurt au cinoche pendant qu’papa est aux putes », rappe BEN plg sur Mon frérot.

    Toujours est-il que la situation évolue : des beatmakers et compositeurs locaux sont sollicités par les plus grands (Riley Beatz a collaboré avec Jul et Niska, Sofiane Pamart officie autant chez Dinos et Vald que chez Josman et Laylow), les artistes ont davantage conscience des opportunités qui s'offrent à eux pour vivre de leur art (les ateliers, les résidences, etc.) et semblent comprendre que le travail collectif favorise l’éclosion de chacun. On cite alors les exemples de L’Entourage, de la SuperWak Clique ou du rap bruxellois, Bekar confirme :

    « Il y a bien évidemment une différence entre le rap de Lille et de Roubaix, d’où beaucoup artistes actuels sont originaires, sans doute marqués par le succès de Gradur. Reste que c’est le moment d’être solidaire pour que le Nord soit la plateforme où le rap de demain émerge » 

    Et Sto de conclure : « Il faut apprendre à transmettre notre passion pour grandir ensemble et comprendre qu’il existe d'autres façons de réussir que de faire des millions de vues. Personnellement, je préfère faire une petite salle lilloise en famille plutôt que de remplir un Bercy tout seul. »

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