Rap indé : dix artistes à écouter de toute urgence

Ces six derniers mois, le rythme de publication est tel qu’il semble impossible d'évoquer toutes les sorties de rap francophone. Séance de rattrapage avec ces dix projets, issus du rap indé mais suffisamment exigeants ou novateurs pour se tailler une place de choix dans le cœur d’un plus large public.
  • So La Lune - « Fissure de vie »

    Avec une réputation bien établie au sein de la nouvelle génération hip-hop, So La Lune est l’image même du rappeur libre qui malmène le genre de fond en comble, autant capable de se mesurer à ses contemporains (Captaine Roshi, DA Uzi) qu'à des artistes dont Wikipédia ignore l’existence.

    Sur « Fissure de vie », cette ambition se matérialise ainsi : seize titres qui ne masquent rien de ses failles, de sa solitude et de ses péchés, traduits dans des mélodies atmosphériques, remplies de nappes planantes et d'influences cloud. Il fallait au moins ça pour rendre séduisante cette voix aigüe, nasillarde et pourtant capable de charrier mille émotions.

    Huntrill - « BigStraat »

    Des rimes techniques, un flow charismatique, une esthétique héritée du boom-bap : pas étonnant de voir Huntrill s’installer comme à la maison dans les productions d’Hologram Lo’ (1995, Don Dada). Après un EP commun avec le compagnon de route d’Alpha Wann, « Replica », le Parisien récidive fin juin avec un nouveau projet : « BigStraat », un rap intimiste de haute volée, joueur et jamais frimeur, à écouter en allant poser une germe sur la tombe des héros de l’autotune.

    Kyo Itachi - « Solide »

    Toujours très actif malgré un écosystème qui ne lui permet pas de vivre pleinement de ses productions, Kyo Itachi a une fois de plus livré avec « Solide » un projet de qualité. Sans doute l’un de ses disques les plus ambitieux. Probablement celui qui devrait mettre davantage de lumière sur travail de producteur. En cause ? Le casting, composé des meilleures gachettes actuelles (Alpha Wann, JeanJass) comme des figures de l’underground (Joe Lucazz, Eloquence) et des amoureux de la rime issus de l’ancienne école (Dany Dan, X-Men, Rocca, Rocé).

    Un coup de maître, qui n'est pas sans rappeler la compilation « Marche arrière » et qui témoigne d'une belle constante : hier comme aujourd'hui, les rappeurs ont l'intelligence de planquer des kilos d'amerture derrière des punchlines aussi aguicheuses que sophistiquées.

    Eesah Yasuke - « FUCK1RSA »

    Du rap d’urgence : voilà comment la Lilloise définit son univers, décliné dans un premier EP publié l’année dernière (« Cadavre Exquis »). Depuis, Eesah Yasuke a remporté le concours Buzz Booster, est revenue des iNOUïS du Printemps de Bourges en tant que lauréate, a rendu visite à Isha dans ses studios bruxellois et a multiplié les dates de concert.

    Une juste reconnaissance pour cette ancienne éducatrice spécialisée, dont les réflexions, les introspections et le regard noir sur le monde continue d’infuser les morceaux publiés ces dernières semaines : X-Trem, Mythologies et FUCK1RSA. Trois titres à retrouver sur un nouveau projet, « Triptik » : celui, poétique et socialement conscient, à même de faire d’Eesah Yasuke une voix qui compte au sein du rap français ? Se poser la question, c'est déjà y répondre.

    Lesram - « Wesh Enfoiré »

    « Wesh enfoiré », tenu pour être son projet le plus ambitieux, démarre ainsi : « Faut qu'j'bouge un peu, j'suis trop à-l / On sort des cross, on fait pas du trial / C'est la street réelle en survêt' Real ». C’est dire si, derrière cette aisance dans le flow, les dix morceaux réunis ici transpirent la rue, l’ennui et les constats rongés par le spleen. « Reporter de la street comme CNN /Parfois, la vie, j’me d’mande si elle m’aime », rappe-t-il, le ton grave, selon un goût pour les assonances qui trouve toute sa mesure sur des productions concoctées par Hologram Lo', Epon, Tarik Azzouz ou encore MehSah. Au passage, « Wesh Enfoiré » pose une certitude : la performance de l’ex-Panama Bende sur San Andreas, en duo avec Nekfeu, n’avait rien d’un one shot.

    H Jeune Crack - « 2eme Cycle »

    Que penser d’un rappeur qui nomme l’un de ses derniers projets, partagé avec Beamer, « Mauvaise musique » ? Qu’il fait preuve d’autodérision ? Sans doute. Qu’il a trouvé la parade en cas d’attaque des puristes, toujours prompts à clamer ce qui serait du rap ou non ? Sans doute aussi. Avec son flow faussement bancal, ses textes qui ne riment pas toujours, sa voix murmurée et ses productions qui empruntent leur grammaire à l’électro, parfois dans son versant le plus expérimental (Métaphysique), le Toulousain semble en tout cas n'avoir d'autre ambition que de dérouter.

    Son intelligence, toutefois, c’est de ne pas simplement donner un bon coup de plumeau pour dépoussiérer le rap : à chaque projet, comme « 2eme Cycle », il en profite aussi pour installer durablement son style et repeindre le genre du sol au plafond.

    Elyon - Premier EP à venir

    Ils sont peu nombreux les rappeurs capables de produire des morceaux en revendiquant l’influence de Léo Ferré. Mais Elyon est un habitué des pas de côté, au sein d’une époque qui tend plutôt à favoriser le conformisme. Un temps, on l'aperçoit à Los Angeles, s'essayant à la production, multipliant les morceaux (une centaine, paraît-il) ; celui d'après, on le découvre en tant que candidat de Nouvelle école, l'émission de Netflix où il impressionne Shay et SCH avec ses textes meurtris et son interprétation dramatique, presque théâtrale. Le premier véritable morceau vient de paraître, (Qui va écouter ça ?), d’autres vont suivre rapidement, tandis qu’un projet est dans les tuyaux pour la rentrée. Le buzz est lancé.

    Bu$hi - « Bu$hi Tape 2 »

    Bu$hi, c’est un peu ce gamin qui a un devoir de français à rendre le lundi à la première heure et qui attend la nuit du dimanche, à trois heures du matin, pour le faire. Ça transpire la spontanéité, le flux de conscience et un talent naturel, même si ça n’évite pas quelques erreurs factuelles, comme le fait de placer une référence à Usain Bolt dans un morceau nommé Marathon… Qu’importe : « Bu$hi Tape 2 » fait du membre de Lyonzon un artiste à part entière.

    Jamais aussi à l’aise que sur des nappes de synthés qu’il s’approprie au sein d'un paysage vidé de toute forme de présence humaine (cf le clip de 6 O’Clock) ? Pas vraiment : épaulé par Wondagurl (Jay-Z, Travis Scott), FREAKEY! (Alpha Wann, Hamza) et 808 Melo (Pop Smoke), le Lyonnais séduit grâce à l'élasticité de son flow. Celui qu'il lui permet d'être aussi à l'aise sur de la drill et des productions minimalistes que dans des chansons à l'énergie rock.

    thaHomey - « RAREFILES 2 »

    À la manière de 8Ruki, Jwles, J9ueve ou La Fève, avec qui il collabore, thaHomey est l’un des représentants les plus excitants d’une nouvelle scène francophone bercée à la plugg music : ce genre propulsé par Playboi Carti et caractérisé par ces mélodies aériennes héritées des jeux vidéo, cette atmosphère cloud et ce flow où les phrases se terminent régulièrement après chaque temps.

    Cette façon d’être volontairement en décalage plaît, est de mieux en mieux comprise, et permet à thaHomey de collaborer avec des producteurs de renom (Brodinski, Junior Alaprod, Twinsmatic). En février, ça donnait « RAREFILES 2 », une mixtape quelque peu inégale mais suffisamment riche en propositions pour intriguer. Aujourd’hui, ça donne Work, un nouveau tube tout en anglicisme, en énergie et en gimmicks accrocheurs.

     B.B. Jacques - « Poésie d’une pulsion, part II »

    Fin janvier, on s'intéressait déjà longuement à ce nouveau visage du rap parisien, impressionné par cette musique nourrie de lectures (ici, un clin d'œil à Bukowski, là un hommage à Romain Gary), d'introspections et de récits plombés par la morosité du quotidien. Quelques jours après l'article, majoritairement centré autour de « La nuit sera calme », B.B. Jacques publiait « Poésie d'une pulsion » : un titre de projet très poétique, à l'image de ces onze morceaux remplis à ras bord de réflexions intimes et de productions nocturnes (mention spéciale aux nappes électroniques de Donjon). Ça en est même à se demander comment un tel spleen, visiblement difficile à gérer lorsqu’il est vécu de l’intérieur, peut devenir à ce point, du côté des auditeurs, une telle source d’émerveillement.

    Au passage, précisons que B.B. Jacques a fini par décliner « Poésie d’une pulsion » dans une seconde partie : soit onze nouveaux morceaux conclus par un Phoenix où, sur une boucle de piano, les derniers mots prennent la forme d'une déclaration d'intention : « Viens, on s'casse, on s'fout du reste / Si tu veux vivre de c'foutu rêve ».

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