20 ans après, que reste-t-il de l'electroclash ?

Au croisement des années 1990-2000, une génération d’artistes se réapproprie les codes du rock, de l’italo-disco, de la techno et de la new wave pour en recracher une version pervertie que l’on a fini par nommer « Electroclash ». Ou comment Miss Kittin, The Hacker, Vitalic ou encore Fischerspooner ont proposé de la nouveauté au sein d’une scène électro à l'époque un peu raplapla.
  • « Pendant six ans, de 1997 à 2003, je n’ai rien vu passer. Tout est allé à 200 km/h, on n’était jamais chez nous, on enchainait les concerts, on picolait et faisait la fête tout le temps. C’était un peu décadent, mais on avait conscience de devoir en profiter un maximum. On savait que toute cette hystérie ne durerait qu’un temps ». Lorsqu’il prononce ces mots, Michel Amato, aka The Hacker, a cette émotion dans la voix, cette intonation qui marque l’enthousiasme, la joie d’avoir vécu des moments rares.

    Aujourd’hui, l’éternel complice de Miss Kittin se souvient avec satisfaction de cette période dorée. Il y a ce concert donné dans un luxueux hôtel new-yorkais face au gratin l’entertainment américain, dont Björk. Ces lives devant 30 000 personnes en Allemagne, ces interviews télévisées aux quatre coins de l’Europe (Espagne, Hollande, Angleterre, etc.) ou encore toutes ces tournées effectuées dans la débrouille la plus totale, sans ingénieur du son, ni tour manager. « On était complètement naïfs, on rêvait juste d’aventure. »

    Au croisement des années 1990/2000, The Hacker et Miss Kittin sont en effet au cœur d’un mouvement tout bonnement fascinant. Avec le temps, on a même fini par lui donner un nom, comme pour circonscrire du mieux possible ce mélange détonant de techno, d’Italo-disco, de new wave et de vocaux hargneux, hérités du punk et tranchant radicalement avec les canons esthétiques de l’époque : « Electroclash », un terme dont le producteur new-yorkais Larry Tee revendique la paternité, quand d’autres l’accréditent plus volontiers à DJ Hell.

    Qu’importe, le phénomène est réel, et pourrait aisément se diviser en deux sections. D’un côté, la scène américaine, portée par un festival au nom équivoque (Electroclash Festival) et une génération d’artistes prêts à flirter avec les stéréotypes du genre : Fisherspooner, ADULT., Peaches, Le Tigre ou encore Dopplereffekt…

    De l’autre, les Européens, presque tous réunis autour de DJ Hell et de son label, Gigolo Records. Une union indéfectible, scellée en 1997 lors de vacances dans le Sud chez l'un des pionniers de l'electroclash, David Carretta. Aujourd'hui encore, Miss Kittin se souvient de cet été passé à jouer à la pétanque et à poser les premières pierres d’une belle amitié : « Quand je suis revenue à Grenoble, j’ai appelé The Hacker. Je lui ai tout raconté, on est allé au magasin de disque de Kiko qui avait un studio dans la mezzanine au-dessus de la boutique et on a enregistré “Frank Sinatra”, plus trois autres titres. Une fois les morceaux envoyés, on n’a plus eu de nouvelles, jusqu’au jour où DJ Hell nous annonce qu’il le joue partout en Allemagne. Il nous a fait venir à Munich, nous a demandé si on faisait des lives et de là, tout est parti. »

    Le fait que le nom de DJ Hell revienne souvent dans les discussions n’est pas anodin. Pour David Carretta, qui cite pourtant Space Invaders Are Smoking Grass d’I-F comme pièce fondatrice de l’electroclash, le producteur allemand est celui par qui tout pouvait arriver. « Il aimait être dans la représentation, toujours à organiser des conférences de presse, des repas ou des soirées. Les cachets n’étaient pas fous, on partageait souvent un même plateau, mais on s’en foutait : on prenait l’avion gratos, on dormait dans des hôtels de luxe et on rencontrait un tas d’artistes. C’était des moments très fédérateurs. »

    De son côté, Miss Kittin se montre tout aussi élogieuse au sujet du grand manitou allemand, sans oublier non plus de recontextualiser le propos : « Hell a eu du flair, c’est certain. C’est le cas des grands directeurs artistiques. Comme il venait du punk, du krautrock, de la new wave, et étant bien sûr un pionnier de la techno, il a senti qu’on pouvait réunir toutes ces influences sans complexe. Cela correspondait aussi à une époque où la musique électronique, principalement techno, était si établie qu’elle ne suffisait plus pour toute une génération émergente, qui cherchait un souffle nouveau. Hell est devenu le point de rencontre de ceux qui osaient inclure leurs influences dans leur musique, et du public aussi. Je dirais que ça a décomplexé beaucoup de monde. » De David Carretta à Vitalic, en passant par Tiga, Ladytron, Black Strobe et, plus tard, Crystal Castles ou CSS, beaucoup se retrouvent en tout cas dans cette vision de la musique, violente, rêche et sauvage.

    En France, l’electroclash reste pourtant confiné à des milieux undergrounds. Les labels rejettent les premiers maxis de Miss Kittin & The Hacker, l’intelligentsia parisienne refuse de poser une oreille sur cette musique qu’elle ne comprend pas (« Ils nous traitaient comme si on était Indochine », confesse The Hacker), les clubs ne suivent pas la tendance (à l’exception peut-être du Pulp, où trainent d’autres touche-à-tout comme Ivan Smagghe, Jennifer Cardini, Chloé ou Arnaud Rebotini) et le public ne comprend pas illico toutes ces extravagances visuelles.

    The Hacker : « Contrairement à la French Touch, très parisienne finalement, on était des provinciaux avec une envie, même inconsciente, de ne pas se prendre trop au sérieux, de proposer autre chose que des DJ’s habillés en baskets et sweat à capuche. Ainsi, David Carretta s’est très vite looké, avec cette cravate qui rappelait les années 1980, j’ai adopté le look austère à la Kraftwerk et Kittin se jouait des codes de la sexualité en s’habillant en infirmière sexy. C’était très glam, quelque chose que plus personne ne proposait. Surtout pas dans la techno. »

    De cette période electroclash, qui s’étend donc de 1997 à 2004, beaucoup de classiques vont naître, tous volontairement féroces, jusqu'au-boutistes, en équilibre stable entre le rock et l’électro : 1982 de Miss Kittin & The Hacker, Vicious Game de David Carretta, Porno Actress de Dopplereffekt, Rippin Kittin de Miss Kittin (encore elle !) ou encore Emerge de Fischerspooner, à travers lequel The Hacker voit « le hit absolu, celui qui représente parfaitement ce mouvement, aussi bien par son énergie que par sa démesure et son goût de l’extrême. »

    Aucun de ces titres n’est sorti après 2004. Un peu comme si l’euphorie était retombée, comme si, après des années à tourner à travers le monde, il était peut-être temps de se réinventer. Miss Kittin : « Pour nous, le vent a tourné dès 2001. Le terme electroclash est arrivé de New York, on venait de sortir notre premier album (« First Album ») et c’était la fin en ce qui nous concerne. On était fatigué, on tournait depuis 1997 et on avait besoin de retourner à nos projets personnels. Cela dit, l’histoire étant un éternel recommencement, la fin des années 2000 a été un grand boom de ma carrière de DJ, avec des gros festivals, des résidences à Ibiza, etc. L’electroclash était devenue ringarde, mais moi, je n’avais autant travaillé qu’à ce moment-là. »

    De son côté, The Hacker a lui aussi connu un renouveau créatif au début des années 2010, porté par son label (Zone) et le succès fou rencontré par son petit protégé : Gesaffelstein, qui semble alors prolonger d’une certaine manière l’esthétique de son boss, empruntant certains codes à l’electroclash pour mieux les actualiser et les rendre pertinents en 2012. D’autres signatures de Zone (Djedjotronic, Maelstrom, Glass Figure) viennent souligner les obsessions stylistiques de The Hacker, entretenir une même ambition, tandis que la décennie 2010 voit apparaître des artistes qui, de près ou de loin, sont redevables à la musique faite par leurs ainés : Kompromat, Sexy Sushi, Contrefaçon ou Louisahhh font à leur tour exploser leurs synthés, pendant des labels tels que Mannequin Records ou Minimal Wave ne cessent de rééditer des disques des années 1980 traçant une évidente filiation avec les fortes têtes de l’electroclash.

    « C’est sûr que ce son, très sombre, très froid, avec une meuf qui récite lentement des paroles parfois extrêmes, c’est quelque chose que l’on retrouve à intervalles plus ou moins réguliers », précise David Carretta. Et The Hacker de rappeler que des labels comme Ed Banger partageaient, du moins à leurs prémices, un même ADN, hérité du rock. « Quand on y pense, c’est quand même marrant de savoir que le premier maxi de Justice, Never Be Alone, est sorti chez Gigolo Records ». La filiation est évidente, l’héritage important.