Que vaut "WE", le sixième album d'Arcade Fire ?

Avec « WE », le groupe canadien qu'on aurait pu croire usé après un « Everything Now » en demi-teinte, signe un sixième album partagé entre des hymnes pop et des moments presque symphoniques. Une réussite.
  • De manière assez réductrice, on en convient, on serait tenté de séparer les albums en deux catégories : ceux qui racontent quelque chose du monde, et ceux qui offrent une opportunité de s’en échapper. Il y a 18 ans, au moment de la sortie de « Funeral », on aimait à penser qu’Arcade Fire avait volontiers opté pour la seconde option, fort d’un premier album enchanteur, sorte d’ode à la pop capable de puiser dans différentes époques et différents genres sans jamais se contredire.

    Avec « WE », c’est tout l’inverse qui semble se jouer : les Montréalais ont fini par comprendre le poids de leur musique, son impact auprès de millions de personnes à travers le monde, et ont décidé de s’en servir pour véhiculer un message plus concerné, peut-être même plus politisé par instants. Sans jamais tomber dans le discours moralisateur : à défaut d’être de grands paroliers, Win Butler et Régine Chassagne assument ici leur écriture à fleur de peau, chantent parfois des phrases dignes d’un bouquin sur le développement personnel, mais ont le mérite de formuler un vrai propos sur l’époque - ce qui était déjà l’ambition de « Everything Now », en 2017, où la formation s’attaquait au consumérisme, poussant cette réflexion jusqu’à présenter chaque chanson sur la forme d’un logo publicitaire au verso de la pochette.

    « WE » s’inscrit dans la même dynamique : c’est un disque qui aborde les différents fléaux de l’époque (la pandémie, la solitude, l’élection présidentielle américaine), qui lance des pistes pour l’avenir (le vivre-ensemble, ce fameux « WE » écrit en majuscules dans le titre), qui annonce le déclin de l’empire américain et puise dans la littérature de quoi alimenter son propos. Tandis que Age Of Anxiety I et Age Of Anxiety II (Rabbit Hole) puisent leur sève dans un poème de Lawrence Ferlinghetti, l’ensemble du disque (à commencer par le titre) est inspiré par le roman éponyme d’anticipation de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine.

    Au-delà des lettres ou de la science-fiction, c’est surtout son amour pour les grandes épopées que souhaite ici célébrer Arcade Fire. Les puristes se souviendront de Neighborhood #1 (Tunnels) et Neighborhood #2 (Laika). Les nouveaux venus (ou simplement les moins assidus) se diront que Win Butler, Régine Chassagne et le reste de la bande s’éclatent ici à multiplier les diptyques : Age of Anxiety I et Age of Anxiety II (Rabbit Hole), donc, mais aussi The Lightning I et II, Unconditional I (Lookout Kid) et Unconditional II (Race and Religion) ou encore le concept même du disque, séparé en deux entités bien distinctes – une face faisant écho aux angoisses collectives (« I »), une autre plus lumineuse et optimiste (« WE »).

    Comble de la démesure, les Montréalais s’autorisent même une pièce en quatre partie, End Of The Empire I-IV (Last Dance / Last Round / Leave the Light On / Sagittarius A*), à la production fatalement éclatée, quoique toujours très pop et parfaitement arrangée : merci à Nigel « monsieur Radiohead » Godrich, chargé d’épurer cette richesse instrumentale.

    Toutes ces intentions, à la limite parfois de l’opéra-rock, disent bien ce qu’est devenu la musique d’Arcade Fire : grandiloquente, parfois prétentieuse, souvent évidente (« Some people want the rock without the roll/ But we all know there's no God without soul »), mais finalement toujours assez ouverte. Jamais le casting d'un album d'Arcade Fire n'avait paru aussi riche : outre Nigel Godrich, Peter Gabriel, Steve Mackey (Pulp), Father John Misty, Geoff Barrow (Portishead, Beak>) et les fidèles Owen Pallett et Sarah Neufeld ont répondu présent.

    En résulte un album au son puissant, riche (on y entend des cordes, des cors, une harpe, des congas, un djembé, un violon) et pourtant aéré, ambitieux et pourtant raffiné, et qui synthétise en quarante minutes les caractéristiques anachroniques du groupe : les refrains baroques, les mélodies folks, les orchestrations symphoniques, les inclinaisons électroniques, ces harmonies de voix qui donnent envie de prendre la route, etc. C’est bien simple : là où « Reflektor » et « Everything Now » pouvaient être déroutants, « WE » est typiquement un disque à l’image d’Arcade Fire. Paraîtrait même que des éléments de The Lightning datent de l'époque de « Funeral », tandis que certaines idées placées dans End Of The Empire ont été imaginées à l'époque où Win Butler et Régine Chassagne étaient encore à l'université.

    De là à dire que « WE » a été pensé pour plaire aux différents fans d'Arcade Fire, il n'y a qu'un pas que l'on se gardera de franchir. C'est même les lacets noués que l'on peut affirmer ceci : les Canadiens se fichent probablement de ce type de considération. Il s'agit à chaque fois pour eux de créer une œuvre, pas de simplement vider les tiroirs pour partir en tournée. C'est parfois raté (pas désagréable, « Everything Now » est toutefois loin d'être un album majeur), mais c’est là le propre des créateurs : tenter, sans se soucier de ceux qui n’attendent plus rien d’un groupe autrefois chéri, voire ceux qui attendent sans se fatiguer un nouveau tube à la Wake Up.

    « WE », c'est donc un avant tout une proposition, qui n’évite pas l’emphase ou la surenchère émotionnelle (les deux principaux défauts d’Arcade Fire), mais qui prolonge certains thèmes récurrents de la discographie d'Arcade Fire (combien de groupes peuvent se targuer de mieux chanter la nostalgie de l'enfance que ce quintet ?) et a le charme de ces œuvres fédératrices. « Ça te dit d'embarquer dans cette aventure avec moi ? », chante Butler dans les derniers instants. Qu’il se rassure : cela fait plus de 18 ans qu’on le suit, et ce n’est pas « WE » qui devrait venir briser cet élan.

    Crédits photos : Michael Marcelle et Maria José Govea.

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