Que vaut vraiment “Civilisation", le dernier album d'Orelsan ?

Non, le quatrième album du rappeur caennais n'est pas uniquement l'œuvre contestataire suggérée par son titre et son premier extrait. C'est un grand disque populaire, bien ficelé, où Orelsan fascine par sa capacité à résumer des sentiments complexes en une formule lapidaire, et à mettre en son des mélodies qui résonnent longtemps après l'extinction de la musique.
  • Dans une époque où l’attention se morcèle, un événement de cette taille est devenu rare. La sortie de « Civilisation », quatre ans après « La fête est finie », semble réconcilier tout le monde : les magazines spécialisés et les médias généralistes, les amateurs de rap et le grand public (au fond, ne sont-ils pas les mêmes ?), les adultes et les adolescents. Il n'y a qu'à voir les chiffres : tandis que la diffusion de la série-documentaire Ne montre jamais ça à personne a augmenté ses streams de 565% et que son quatrième album a été certifié disque d'or avant même sa sortie, le clip de L'odeur de l'essence, mis en ligne il y a deux jours à peine, atteint déjà les 3 millions de vues.

    Derrière les statistiques, et l'inévitable succès auquel est promis « Civilisation », il y a une réalité : ce disque est intelligemment pensé. Pas dans le sens où il est bourré de hits - bien que l’on imagine aisément les foules s’exciter à l’écoute de La quête ou Seul avec du monde autour -, mais parce qu’il se fait volontiers l’écho d’un monde en bout de parcours.

    À l’inverse de « La fête est finie », très centré sur lui-même, « Civilisation » pose un regard sur la société, comme si la vie s'était chargée de balancer au Normand un verre d'eau glacée au beau milieu d'un rêve. L’odeur de l’essence, accompagné de son clip insurrectionnel et de ses punchlines semblables à des cocktails molotov lancés « contre les fils de pute de l’État », en est une preuve. Manifeste en est une autre. On comprend alors que l’on ne fait pas face ici à un faux rebelle mélangeant Guevara et Bob Marley en se contentant de partager des mèmes sur les réseaux sociaux.

    Ici, c’est un texte-fleuve (sept minutes et vingt-deux secondes), hyper narratif et suffisamment bien ficelé pour rendre captivant le parcours de différents personnages (Mickey, Mathilde, France), voués à se prendre la réalité en pleine face : après un début tragicomique, c’est en effet dans la désillusion que se termine cette chanson digne des plus grands récits de Renaud (« Mathilde, moitié bloggeuse, moitié journaliste » n'est-elle pas la nouvelle version de la « connasse du 3ème, celle qui bosse dans la pub » ?). Reste simplement à savoir si l'on réécoutera de nombreuses fois un tel morceau une fois l'issue connue...

    Tout le talent d’Orelsan est de parvenir à s’extirper de cette frontalité qui, sur un album, pourrait fatiguer, surtout quand on sait que le rappeur caennais a toujours préféré se moquer de ce qu’il a renoncé à critiquer. « J'sais pas si c'est l'ambiance manif qui fait ça/Mais Mathilde et moi, on s'emballe très vite dans un grand débat/ Qui mélange gender fluid, Ouïghours et vegan/Donc en gros pas mal de sujets qu'en fait j'connais pas », rappe-t-il, toujours sur Manifeste, tandis qu’il se montre toujours plus ambivalent sur Civilisation : « J'sais pas comment sauver le monde, et si j'savais, j'suis pas sûr que j'le ferais ».

    S’il a la bonne idée de revenir avec des titres socialement concernés quelques mois avant l’élection présidentielle, éjectant au passage la génération Z (pour Zemmour) possiblement présente au sein de sa fanbase, Orelsan parvient surtout à mettre en son un bel et grand album populaire, fascinant une fois de plus par sa capacité à rapper aussi bien sur des beats rap (Shonen) et des guitares aux faux airs de berceuse cruelle (Jour Meilleur) que sur des productions au BPM élevé (C’est du propre) et des mélodies enjouées (Baise le monde).

    « Hanté par le passé, pressé d’avoir Alzheimer », rappait Orelsan sur San. Si le temps reste ici une obsession, le rapport ne semble plus être le même : « J’échangerai pas c’que j’ai contre la jeunesse éternelle ». Tout se passe en réalité comme si l’être le plus talentueux qu’ait engendré Caen depuis Guillaume Le Conquérant assumait son âge (39 ans), sa relation amoureuse, son rôle de leader d’opinion (sinon, pourquoi interpeller l’auditeur à plusieurs reprises et nommer son disque « Civilisation » ?) et son potentiel de séduction. Au point de ramener les Neptunes le temps d'un Dernier verre taillé pour les clubs.

    Le pari était risqué, tant Orelsan s'est rarement éloigné de Skread, son traditionnel générateur de musiques et de productions, mais il est réussi. Mieux, il vient confirmer que le rappeur est à l'aise sur n'importe quelle mélodie : un beat G-funk, des inclinaisons électroniques, un piano-voix (Athena), un groove disco (Ensemble), une parenthèse humoristique (Casseurs Flowters Infinity, en duo avec Gringe), « Civilisation », c'est un peu de tout ça, par bribes, par lambeaux. Ou comment être à la fois à part et inévitablement au top de la musique en français.

    Crédits photo : Alice Moitié.