2021 M07 19
On ne dira jamais à quel point les séries, au croisement des années 1990 et 2000, ont été une leçon d’écriture, permettant d’inventer une autre forme de récit, de creuser sur la longueur la personnalité de multiples personnages, quitte à utiliser différentes astuces scénaristiques (flashbacks, histoires parallèles, flashforwards, etc.) ou à penser l'histoire selon diverses contraintes (économiques, techniques ou simplement narratives). Un peu comme lorsque David Simon quitte les blocks de Baltimore pour investir les quais de la ville dans la saison 2 de The Wire, lorsque J.J. Abrams place une trappe à la fin de la saison 1 de Lost sans qu'il sache réellement à ce moment-là ce qu'elle peut bien renfermer, ou lorsqu’Alexandre Astier s’autorise à raconter la jeunesse d’Arthur dans le livre VI de Kaamelott.
Si l’écriture et l’ambition de Laylow sont indéniablement cinématographiques, ses références sont ailleurs : chez Tim Burton ou Wes Anderson, dans l’univers fantastique d’Harry Potter ou dans celui, plus futuriste et science-fictionnel, de Matrix (Mr. Anderson, l’alias de Neo dans la matrice est d'ailleurs celui de Laylow à la production). Il n’en reste que le rappeur toulousain semble s’imposer les mêmes contraintes d’écriture au moment de penser ses albums, systématiquement conceptuels.
C’était déjà le cas de « Trinity », qui racontait l’histoire d’une intelligence artificielle conseillant le rappeur dans sa vie émotionnelle. Ça l’est de nouveau avec « L’étrange histoire de Mr. Anderson », sorte de prequel dans lequel il raconte sa jeunesse, les plaisirs interdits que l’on s’autorise lorsqu’on a vingt ans, les soirées foireuses, les interminables parties de FIFA entre potes, sa relation avec sa mère (VOIR LE MONDE BRÛLER), et, plus globalement, l’histoire de celles et ceux « qui ont des rêves et qui, des fois, se sentent bloqués dans le tunnel et qui peinent à voir la lumière au fond ».
« L’étrange histoire de Mr. Anderson », qui découle d’un court-métrage mis en ligne début juin, est de ces albums qu’il est difficile à résumer et même, qui sont très difficiles à appréhender, tant il ose une narration rarement entendu auparavant - dans le rap français, mais pas que. Le résultat est complexe, finement pensé, peut-être un poil mégalo, mais souvent jouissif et finalement très émouvant. Avec inventivité, Laylow explose les carcans du hip-hop avec un album qui perd de son sens à être écouté « en aléatoire », et déploie une richesse musicale dont il faudra, c’est une certitude, de nombreuses écoutes pour capter toutes les vibrations.
Pour l'heure, se distinguent notamment cette harpe au début de LOST FOREST (également porté par un sample de Fuck Tha Police de N.W.A.), les synthétiseurs 80's qui confèrent au disque une vraie épaisseur, ce solo de piano un peu bancal pensé par Sofiane Pamart sur IVERSON, ou encore ces textures presque horrifiques qui rappellent que ce deuxième long-format n'a pas pour seul but de séduire l'auditeur mais de travailler les genres afin d'y rechercher, dans le pli du récit, des pistes vers des voies inexplorées.
À plusieurs reprises, Laylow a le don d'élargir la circonférence de son nombril aux enjeux d'une société plombée par les violences. Certaines sont policières (LOST FOREST), d'autres sont conjugales (HELP!!!), mais toutes ces histoires forment un terrain de jeu propice à la réflexion, et évitent à « L'étrange histoire de Mr. Anderson » d'être un drame trop intime. La présence de divers invités de renom (Damso, Alpha Wann, Nekfeu, Hamza, slowthai) entretient la même idée. À croire que le Laylow a souhaité ici reprendre une forme (les interludes illustratifs, le fil rouge narratif, etc.) qu'il aime pour l'explorer et l'affiner, en repoussant encore d'un cran l'intimité entre réalité et fiction.
« L’étrange histoire de Mr. Anderson », c’est aussi et surtout un album dédié tout entier au geste créatif, à ce jeune artiste rêvant de vivre de la musique mais écumant encore trop souvent ses nuits dans la tease et la défonce. C’est l'album d'un rappeur qui a aujourd'hui suffisamment d'expérience et de recul pour digérer l'échec d’une époque où il rêvait moins d’expérimentations artistiques que d’encaisser les chèques. Avec, malgré tout, cette croyance infaillible en sa destinée : « T’inquiète l’an prochain je s’rai roi / L’important c’est d’y croire / Appelle-moi pour les gros sons / M’appelle plus pour les love songs ».
En fin d'album, on comprend d'ailleurs que cette HISTOIRE ÉTRANGE, celle d'un garçon SPÉCIAL bien décidé à faire de son bizarrerie une force, trouve son dénuement de la meilleure des façons possibles, reliant ses années de galère à son récent succès, critique et populaire : « Tu vas faire des projets, y’en a certains qui vont dead ça / Y’en a d'autres qui vont couler comme un navire dans l'océan/ Mais c'est rien parce que tu sais que t'es plus l'même/Que t'as tracé comme un chemin dans une contrée que tout l'monde croyait infranchissable ».