2023 M09 18
Kurt Cobain détestait Smells Like Teen Spirit, Oasis se fout royalement de Wonderwall et à la base, Radiohead n’avait pas vraiment en tête d’enregistrer Creep. La vie des tubes est parfois fascinante car ces destins sont souvent extraordinaires. Et voici celui de la chanson la plus connue de Radiohead.
En 1991, des jeunes étudiants fans des Pixies, de Ride, de Sonic Youth et des Smiths basés à Oxford ont un petit groupe déprimant qui s’appelle On a Friday. Ils ont quelques morceaux en stock, du genre Stop Whispering, I Can’t ou encore Thinking About You, qu’ils enregistrent sur une cassette. Celle-ci atterrit sur un bureau chez EMI et comme en 1991, n’importe quel groupe qui arrive à brancher une guitare à un ampli peut signer un contrat à plusieurs zéros, Thom Yorke et sa bande rejoignent le label. De là, tout s’enchaîne vite : un premier EP « Drill » sort en 1992 et dès la fin de cette même année, les garçons sans expérience studio doivent mettre en boîte un premier album. Les deux producteurs américains venus se cailler les fesses en Angleterre en octobre pour bosser avec ces gamins sont à moitié emballés : oui, Radiohead peut devenir un grand groupe, mais ça ne sera pas grâce à cet album. C’est sec, mais c’est honnête.
Avant même que l’album ne soit totalement terminé, EMI balance le 21 septembre 1992 un premier single, histoire de tâter l’eau de la piscine avant de plonger. La chanson s’appelle Creep, elle aurait été écrite à la fac par Yorke et ses paroles ne donnent pas envie de sourire à la vie. D’ailleurs, Thom n’aime pas vraiment ce qu'il a écrit.
Durant les sessions du premier album, au Chipping Norton Recording Studios près d’Oxford, les garçons avaient l’habitude de s’échauffer afin de vérifier les niveaux et s'assurer que tout fonctionnait bien. Ce jour-là, ils doivent mettre en boite deux titres. Donc avant de commencer, ils répètent un autre morceau, Creep, sans même penser que les bandes tournaient. Jonny Greenwood n’aime pas l’intro de la chanson, alors avant le refrain, il fait exprès de tester si sa guitare est bien branchée. Ed O’Brien, pour le magazine Rolling Stone : « C'est le son de Jonny qui essaie de foutre en l'air la chanson. Il ne l'aimait vraiment pas la première fois que nous l'avons jouée, alors il a essayé de foutre en l’air le morceau. Et c’est justement la raison pour laquelle les gens s’en souviennent ». Ce passage bien précis de Creep est rapidement baptisé « The Noise » par le groupe et son entourage et les deux producteurs décident bien évidemment de garder cette séquence. En 1993, Thom Yorke avait déclaré que ce « noise » était en fait un « tic nerveux » de Jonny lorsqu’il voulait vérifier si sa guitare marchait bien et qu’elle était assez forte.
Creep n’est pas le morceau préféré de Radiohead mais le label voit le potentiel. Mais il faut croire que le monde n’est pas encore prêt : à sa sortie, le single n’intéresse pas grand monde (78e place dans les charts en Grande-Bretagne). Pour le NME, les Anglais sont un « pitoyable groupe de rock ». La Radio 1 de la BBC décide même de bannir le single de ses ondes, la jugeant « trop déprimante ». En plus, la première version de Creep contient le mot « fucking » (« putain » en VF). Ça ne passe pas du tout en Angleterre.
Par contre, aux États-Unis, Creep commence à se frayer un chemin sur les ondes. Le pays, en pleine vague grunge (merci Nirvana), cherche déjà un successeur à Kurt Cobain. Grâce à une radio étudiante de San Francisco, Creep devient un single underground. Et quand Radiohead débarque en avril 1993 aux États-Unis pour promouvoir « Pablo Honey » sorti en février, ils se rendent compte que les fans sont fous de Creep. Le label, qui avait déjà enterré le single sous terre, fait volte-face : en septembre 1993, le single est réédité et ressort dans les bacs. Mais un an plus tard, presque tout a changé.
Le clip est en rotation constante sur MTV, Radiohead passe dans l’émission Top of the Pops le même mois et cette fois-ci, la mayonnaise à pris. Dès la fin de l’année 1993, le groupe déteste le morceau. Il est même rebaptisé Crap (« merde en VF) par la formation. « Il y a eu un moment où nous avons eu l'impression de vivre les mêmes quatre minutes et demie de notre vie, encore et encore », a dit O’Brien en 1995. Le mal — ou le bien — est fait : Radiohead n’est plus le petit groupe pitoyable d’Oxford mais la nouvelle sensation rock du moment. Ed O’Brien, encore : « Après toutes les tournées sur ‘‘Pablo Honey’’, les chansons que Thom écrivait étaient tellement meilleures. Sur une période d'un an et demi, tout à coup, bang ». Merci qui ? Merci Creep.