2022 M03 1
Tous ceux qui ont vu un certain nombre de films d'horreur japonais connaissent cette scène par cœur : une fille que l'on jure a priori adorable de dos finit par se retourner et révèle un visage atroce, qui effraie autant qu'il captive. Avec « Squeeze », Sasami reprend un peu le même procédé : après un premier album qui hébergeait des sentiments intimes, tout en douceur et en délicatesse, la Californienne dévoile ici une facette nettement plus nerveuse, persuadée d'avoir composé là une bande-son permettant aux auditeurs de « gérer leur colère, leur frustration, leur désespoir et leurs émotions plus violentes et agressives ».
L’analogie avec les films d’horreur japonais fait sens avec la pochette de « Squeeze », où Sasami apparait en Nure-onna, une divinité vampirique qui a la tête d'une femme et le corps d'un serpent. Au dos de la cover, le titre de l’album est même écrit en calligraphie japonaise : à croire que l’ex-membre de Cherry Glazerr, basée à Los Angeles, avait besoin de s’inventer un personnage folklorique pour acter sa métamorphose musicale et assumer un répertoire personnel que l’on imagine éclectique, partagé entre les disques de System of a Down (par le passé, elle a même repris Toxicity), de Sheryl Crow, de Fleetwood Mac ou de Daniel Johnston (dont elle revisite ici le Sorry Entertainer), et les compositions de Bach et Gustav Mahler.
Multi-instrumentiste, professeure de musique (spécialisation cor d'harmonie), collaboratrice de Curtis Harding et auteure de plusieurs BO de films : tout laisse à penser que cette artiste signée chez Domino (Arctic Monkeys, Melody's Echo Chamber, The Kills) se devait un jour de faire éclater les catégories. Non pas que le premier effort était trop sage : c’est juste que « Squeeze », en partie produit par Ty Segall dans ses studios californiens, charrie d’autres ambitions. C’est un opéra, une œuvre pensée en différents mouvements censés souligner diverses émotions. Il n’y a ainsi que peu de liens possibles entre les riffs courts à la Strokes de Make It Right et le rythme industriel de Need It To Work, entre l’ouverture Skin A Rat, très influencée par le nu-metal et composée aux côtés de Dirk Verbeuren (Megadeth) et Laetitia Tamko (Vagabon) et la conclusion Not A Love Song, une ode sensible à tous les amours impossibles.
C’est là le tour de force opéré par « Squeeze » : avoir réussi à trouver un équilibre entre ces titres qui donnent l’impression de se faire projeter à travers des murs et des morceaux plus apaisés, uniquement guidés par l’émotion et l’introspection. Musicalement, cela se ressent : on passe ainsi, très naturellement, de l’agressivité du métal à la tendresse du folk, de l'indie-rock 90's à des ambiances vaporeuses, du romantisme de la musique classique à des pop songs dépourvues d’effets, en quête de soustraction, qui parlent « des sentiments forts et profonds que nous éprouvons envers quelqu'un, ceux qui existent souvent sans la concrétisation ou la réciprocité de cet amour ».
Cette vision des rapports humains est peu romantique, certes, mais elle a le mérite d’être vraie et de donner naissance à onze chansons qui contiennent suffisamment de colère et de mélancolie, de gravité et de grâce, de vulnérabilité et de puissance pour définir une époque tiraillée par des sentiments contradictoires.