2021 M03 2
Marier rock et bande-dessinée ne date pas d’hier. Cela fait plusieurs décennies que ces deux arts de geek (car oui, le rock est un truc de geek) se rencontrent. Le cas le plus emblématique date de 1968, avec cette pochette du second album de Big Brother and The Holding Company (groupe de Janis Joplin), « Cheap Thrills », signée Robert Crumb. Et en France, comment ne pas citer Métal Hurlant, l’un des magazines BD les plus influents au monde, dont le rédacteur en chef n’était autre que Philippe Manœuvre himself.
Il y a donc bien une niche à occuper. Et c’est ce que fait l’éditeur américain Z2 Comics depuis 2016. Son but : prolonger l’univers de musiciens sous la forme de romans graphiques, le tout avec la participation plus ou moins active de l’artiste. Il suffit de voir la liste des projets à venir pour l’année 2021 pour comprendre la diversité de leur catalogue. Rien qu’au printemps, on pourra trouver Morrison Hotel, biographie des Doors scénarisée par Leah Moore, fille du légendaire Alan Moore, supervisée par les membres survivants Robby Krieger et John Densmore ; mais aussi l’histoire de Cypress Hill, trente ans après leurs débuts ; une mise en image de l’album « Among The Living » d’Anthrax ; un prolongement dessiné de l’album Hotel Diablo de Machine Gun Kelly, co-scénarisé par le rappeur lui-même ; ainsi que les aventures du Major Lazer, alter ego fictif du groupe du même nom, combattant zombies et extra-terrestres dans une Jamaïque dystopique. Sacré programme.
Et l’éditeur a déjà marqué quelques grands coups en 2020, avec des biographies d’Elvis Presley, Charlie Parker, le Grateful Dead et surtout l’Almanac de Gorillaz, objet espéré par les fans depuis vingt ans. Bref, toutes les formes possibles du mariage entre musique et BD sont représentées. Et ça ne va pas s’arrêter : le 25 février, l’éditeur annonçait une nouvelle sortie prévue pour l’automne, dédiée cette fois à l’histoire de Blondie. Nous sommes loin d’être exhaustifs, puisque Z2 prévoit pas moins de 50 sorties pour l’année 2021, soit quatre fois plus qu’en 2020. Pour tenir le rythme, ils embauchent à tour de bras (notamment pour combler un service client souvent critiqué). Mais comment ont-ils réussi leur coup ?
We’re excited to reveal our first-ever graphic novel, ‘Against The Odds!’ Pre-order your copy now with limited edition vinyl, art prints & more at https://t.co/UzXGAWOts1. @z2comics
— Debbie Harry/BLONDIE (@BlondieOfficial) February 25, 2021
Dans le métier depuis 2010, Josh Frankel a fondé la maison en 2014 avec Sridhar Reddy. Mais pendant deux ans, les ventes peinent à démarrer. Les éditeurs indépendants sont nombreux, la concurrence féroce. Pourtant, l’une de leurs sorties marche mieux que les autres : Murder Ballads, livre accompagné d’une bande son signée Dan Auerbach, des Black Keys. Les deux entrepreneurs réalisent alors l’opportunité : les musiciens ont une communauté déjà prête, et pas encore surchargée de comic books.
Vendre moins, mais vendre bien. La stratégie se met alors en place. En général, l’éditeur se charge de mettre en relation les musiciens avec des auteurs de comic books, officiant souvent dans le genre des super-héros. Après tout, est-ce que la différence est si grande ? Comme on l’a vu, la réalisation peut alors prendre de multiples formes. Mais une règle préside : l’authenticité. Le projet doit être tout ce qu’il y a de plus officiel. L’objectif est double : d’abord, cela permet de toucher directement la fanbase de l’artiste, puisque celui-ci en fera le relais sur ses propres réseaux. Mais surtout, impliquer l’artiste permet de s’assurer de la cohérence du projet vis-à-vis de sa musique, et donc de l’engagement de ses fans. Ces derniers n’achèteraient pas (ou moins) s’ils ne reconnaissaient pas leur idole dans le projet. D’ailleurs, les membres de Z2 ont très vite réalisé que travailler avec un groupe au public restreint, mais fidèle, est de loin la meilleure stratégie. Ainsi, leurs premières réussites sont venues avec Yungblud, Poppy ou Babymetal.
Car le but n’est pas de vendre en masse, mais bien de vendre efficacement. Si la qualité des œuvres peut varier, l’éditeur soigne toujours ses produits, proposant toujours différentes versions, avec coffrets deluxe, prestige ou autre. En plus de proposer un bel objet avec ses romans graphiques, Z2 met en avant plusieurs illustrations exclusives, et surtout des disques. Pourquoi se priver ? Par ailleurs, l’éditeur fonctionne essentiellement par la vente directe depuis son site, et non via des libraires. Conservant ainsi toutes les recettes d’achat, ils n’ont pas besoin de vendre par millions pour faire du bénéfice. Cela n’empêche pas certains gros tirages, comme pour Gorillaz, atteignant presque les 100 000 exemplaires vendus dès le mois de sa sortie.
D’autant que la pandémie a accéléré les choses. Alors que l’argent se tarit, et que les tournées s’annulent, Z2 permet aux musiciens d’obtenir une nouvelle source de revenus, ainsi que de garder une actualité et rester créatifs. Comme l’explique Sridhar Reddy : « nous vendons un produit physique dont [les artistes] peuvent être fiers, et que leurs fans peuvent être fiers de posséder. Ils gagnent de l’argent avec. C’est gagnant-gagnant pour tout le monde ».
Car pour Frankel et sa bande, le monde de la bande-dessinée a également tout à y gagner. Au-delà de la réussite de sa propre entreprise, l’Américain sait aussi qu’il peut amener un nouveau public à découvrir le neuvième art. Les mélomanes ont en effet une porte d’entrée vers un univers parfois abscons (en particulier outre-Atlantique, où les rééditions et reboots peuvent vite créer la confusion), que Frankel qualifie même de « nombriliste ». « La bande-dessinée devrait être une plus grande industrie qu’elle ne l’est, j’y crois fermement », appuie-t-il. Sans doute Philippe Manœuvre. approuverait-il. Et nous de même.
Pour claquer votre argent, c'est par là.