2019 M06 14
Plaisirs inconnus. « Le type avec écrit « haine » dans le dos. » Voilà comment Bernard Sumner et Peter Hook ont surnommé Ian Curtis après l’avoir croisé à plusieurs reprises lors de concerts organisés à Manchester. Au moment d’entamer l’écriture d’« Unknown Pleasures », en avril 1979, le Mancunien ne partage pourtant que très peu la rage des artistes qui le fascinent : les Buzzcocks, les Sex Pistols ou même William Burroughs, du côté de la littérature. Ce qu’il met en son, c’est un chant d’outre-tombe, un post-punk caverneux et anxieux, qui semble alors servir d’exutoire à un mal-être profond : « I’ve been waiting for a guide to come and take me by the hand… », entend-on résonner en ouverture de l'album.
Production abyssale. Plus qu’un simple coup d’éclat, « Unknown Pleasures » est donc une véritable déclaration d’intention. C’est le son d’un monde chaotique, austère, brumeux, parfaitement en phase avec la grisaille du Manchester des années 1970/1980 et hautement redevable au travail de Martin Hannett.
Les quatre comparses n’étaient pas vraiment ravis à l’idée de travailleur avec lui, allant même jusqu’à lui reprocher de trop lisser leur son, mais force est d’admettre qu’il est le véritable orchestrateur de cette production, certes assez éloignée de leurs live abrasifs mais d’une subtilité impressionnante – pensons ici à Ian Curtis obligé d'enregistrer sa voix sur une ligne téléphonique pour Insight, à Stephen Morris contraint d'enregistrer ses parties de batterie sur le toit du studio ou dans une crypte en plâtre, mais aussi à ce son tourné vers l'intérieur, à ces échos de cassettes ou à ces multiples couches d’instruments.
« Joy Division était un cadeau pour un producteur, parce qu'ils étaient ignorants. Ils ne se disputaient pas », a d’ailleurs fini par déclarer Martin Hannett, qui voulait recréer avec ce disque « l'obscurité, le vide, la peur de la nuit ». Mais plus que de simples novices, Ian Curtis et ses compères étaient surtout de vrais bons vivants, qui parlaient de rock, de filles et de foot comme tous les jeunes Mancuniens de leur âge – très loin, en somme, de la réputation de romantiques macabres entretenue par des titres comme Disorder, She’s Lost Control ou Interzone.
Astre noir. « Unknown Pleasures » est aussi l’histoire d’une pochette, de ce diagramme énigmatique qui a marqué à tout jamais la pop culture. Des labels (Unknown Pleasure Records), des artistes (Vince Staples, entre autres), des enseignes (Urban Outfitters) ou encore tout un tas de hipsters adeptes du tatouage : tous se sont appropriés ou ont détourné cet enregistrement d'un pulsar de signal radio d'une étoile sur le point de mourir.
À en croire l’auteur de cette pochette, Peter Saville, dans un documentaire sur ARTE, c'était le but recherché : « L'album a été un choc, car il venait de Manchester, d'un label indépendant, sans aucune publicité. Il venait d'une autre planète [...] et le design était censé stimuler l'imagination. »
Vrai : depuis sa sortie le 15 juin 1979, la pochette d’« Unknown Pleasures » est devenue aussi mythique que la langue des Rolling Stones, tandis que l’album incarne de son côté un prototype du son cold wave, le symbole du chaos industriel dans lequel était alors Manchester. Mais pas que : c’est aussi un disque d’espoir, un exutoire qui, comme l’écrivait Rock & Folk en 1981, « persuade que tout n’est pas perdu, qu’il existe encore des gens que la paresse fait dépérir et que la misère renforce intérieurement ».