2023 M10 17
Ton nouvel album, « The Darker The Shadow The Brighter The Light », se conclut par Good Old Daze. As-tu l’impression d’être quelqu’un de nostalgique ?
Non, pas du tout. Le but de cette chanson est justement de dire que l’on est très certainement en train de vivre ce fameux « bon vieux temps » sans que l’on en ait réellement conscience. À 44 ans, j’ai conscience de vivre encore de belles choses, mais j’avoue redouter ce moment où, vieux et malade, je repenserai à toutes ces années en me disant que c’était quand même très cool. En revanche, je ne sais pas pourquoi j’ai choisi cette chanson pour conclure l’album. Troubled Waters, placé juste avant au tracklisting, était le climax du film et aurait très bien fait l’affaire. Pour tout dire, j’avais envie de finir ainsi, mais une partie de moi ressentait le besoin de terminer autrement qu’en apothéose. Il fallait que j’écrive la chanson qui allait accompagner les crédits, en quelque sorte.
Tu l'as dit, « The Darker The Shadow The Brighter The Light » est également un film. C’est ce qui explique pourquoi ce projet a mis autant de temps à voir le jour ?
Habituellement, un album de The Streets me prend environ deux ans. Là, j'ai porté ce film et ce disque pendant sept années... Il a fallu tenter de convaincre des producteurs de financer le film d'un mec qui n'a jamais réalisé, peaufiner le script, composer une musique qui s’intègre au scénario, etc. Ça été très long, très prise de tête.
De l'écriture à la réalisation, du montage aux effets spéciaux, tu as tout fait toi-même. Tu n'es pas devenu fou à force de devoir tout gérer ?
Non, j’ai réellement pris un grand plaisir à m’occuper de ces différentes étapes. Je suis obsédé par les films, les images en mouvement, j’ai déjà pu réaliser des clips ou quelques pubs, je sais comment traduire des idées musicales en vidéo. Selon moi, l’existence d’un tel film était inévitable dans mon parcours. La seule chose que je ne savais pas, c’est le temps que ça me prendrait. Pour trouver la bonne idée – à un moment, j’ai même pensé à réaliser un thriller se déroulant dans un hôpital -, mais aussi pour trouver les financements. Contrairement à la musique, où je peux totalement enregistrer un disque de rock progressif si l’envie m’en prend, la création cinématographique est profondément liée des questions de budget.
Concrètement, le film raconte l’histoire d’un DJ quadragénaire, toi, plongé dans les méandres des nuits londoniennes et confronté à différents coups durs. Pour lui donner vie, tu as appris à manier la 3D, à travailler avec des IA, etc. Selon toi, quelle astuce t’as permis de donner une vraie épaisseur au scénario ?
C’est au moment où j’ai laissé de côté l’idée d’avoir une voix off que tout a réellement pris forme. Je me suis dit que j’allais plutôt écrire des chansons à même de créer le contexte et de faire avancer l’intrigue.
« Contrairement à la musique, la création cinématographique est profondément liée des questions de budget. »
« Computer and Blues » remonte à 2011. Même s’il y a eu une mixtape en 2020 (« None of Us Are Getting Out of This Life Alive »), as-tu l’impression d’avoir enregistré et publié assez de morceaux ces dernières années ?
Je ne suis pas sûr que j’aurais publié davantage d’albums si je n’avais pas écrit ce film. Très honnêtement, je n’aurais pas eu la confiance nécessaire à l'écriture d'un nouvel album de The Streets. J’aurais eu l’impression de me répéter, de composer sans cesse le même morceau, même sans m’en rendre compte de prime abord. Là, le fait de lier les morceaux à un film me permet de réaliser quelque chose de plus grand que The Streets.
Tu ressens une grande pression lorsque tu publies un album en tant que The Streets ?
Non, je suis hyper à l'aise avec l'idée que des gens aiment ou détestent ma musique. Ce que je veux dire, c'est que réaliser un film est la meilleure façon que j'ai trouvé de me renouveler sur le plan artistique. Ça m’évite de me reposer sur des acquis, d’avancer avec des certitudes ou de refuser toute forme de mise en danger. Tu sais, ça fait 20 ans que l’on me parle de « Original Pirate Material », c’est une chance, mais le risque serait de m’enfermer dans cet album. Pour échapper à ce piège, le mieux est donc de s’essayer à d’autres formes d’expression.
Est-ce que tu as vu des films qui t’ont donné envie d’aller vers cette esthétique et ce type de mise en scène sur « The Darker The Shadow The Brighter The Light » ?
Le scénario est né alors que je lisais beaucoup Raymond Chandler et que je regardais un certain nombre de films noirs, comme Usual Suspects. La fermeture de la Fabric, en 2016, m'a également encouragé à aller vers cette histoire. Cela dit, si je devais citer un film, ce serait indéniablement La Haine. C’est un film qui me suit depuis tant de temps, dont j’étais déjà obsédé à l’époque où j’ai écrit mes deux premiers albums. Si tu regardes la vidéo de Weak Become Heroes, mon tout premier clip, en 2002, tu peux comprendre à quel point j’ai été marqué par ce film, notamment par cette scène où on voit un DJ mixer à sa fenêtre tandis que les caméras s’éloignent et se focalisent sur les alentours.
Tu sais que le DJ en question n’est autre que Cut Killer, une figure très importante de la culture hip-hop en France ?
Ah non, je ne savais pas du tout. Ce qui est marrant, c’est que j’ai également fait appel à de vrais DJ’s pour The Darker The Shadow The Brighter The Light. Comme quoi, il y a d’évidentes connexions entre mon film et celui de Mathieu Kassovitz.
« Je suis trop fainéant pour écrire sur les autres. »
Côté écriture, je trouve que le titre de l’album illustre bien ce goût pour les contrastes que tu as développé au fur et à mesure de tes albums…
C’est tout à fait vrai ! Tu sais, je suis quelqu’un de très visuel, et l’idée d’opposer le noir et le blanc m’inspire beaucoup. J’aime l’idée que la lumière ne soit visible que grâce à l’obscurité, que l’on ne puisse savoir ce qu’est le bonheur qu’après avoir expérimenté la tristesse. Dès lors, il y a un équilibre qui se crée, une pensée philosophique qui s’installe. Aussi, c’est une façon pour moi de varier les tempos, les ambiances. Un album, c’est comme un DJ set : si tu joues continuellement des musiques à haute intensité, le propos perd peu à peu de son impact. Il faut alterner, défendre une vision, jouer avec les contraires.
Dans une interview, tu disais que tu aimais dramatiser les évènements de ta vie quotidienne. Tu fais partie de ces gens qui pensent devoir romantiser leur vie pour la rendre intéressante ?
C’est surtout que je suis trop fainéant pour écrire sur les autres. Par exemple, si je devais écrire une histoire à propos d’un docteur, je sais que je n’y arriverai pas sans lire des tas de choses sur le sujet, ce qui me prendrait des plombes... Là, je trouve simplement plus facile d’écrire sur un DJ en pleine perdition dans les rues de Londres.
Dans Bright Sunny Day, tu dis : « I’m too old for this shit ». Tu penses ne plus avoir l’âge d’aller en club aujourd’hui ?
On ne va pas se mentir, à 44 ans, je suis au moins deux fois plus âgé que tous ces jeunes qui vont en club chaque week-end. Alors, forcément, il y a des moments où je me demande ce que je fous là….
Qu’est-ce qui te motive à y retourner ?
Disons que cette sensation d’être de trop disparaît lorsque je vois des gens s’extasier sur des morceaux que je ne connais pas. J’aime quand la musique est reçue ainsi.
Globalement, tu es quel genre de clubber ? On a dû mal à t’imaginer prendre d’assaut la piste de danse…
C’est vrai que je me sens toujours plus à ma place derrière les platines. Étrangement, je m’y sens moins seul que lorsque je suis au milieu de la foule… Lorsque je ne mixe pas, je fais donc en sorte de rester près du DJ, là où la vie me paraît plus cool.
Tu as un morceau parfait pour conclure un set ?
Je dirais Take Me as I Am : un titre écrit en collaboration avec Chris Lorenzo, un artiste que j’aime beaucoup. Quant à savoir pourquoi ce morceau en particulier, disons que je me dois de conclure un set avec la meilleure chanson possible. C’est même là tout l’enjeu d’un DJ set : trouver toutes les trois ou quatre minutes une nouvelle musique suffisamment bonne pour ne plus être terrifié à l’idée que le dancefloor se vide.