Rencontre avec Justin Hurwitz, le compositeur des films de Damien Chazelle

À 37 ans, l'Américain vient de remporter son 4ème Golden Globes pour le travail musical opéré sur « Babylon ». Grâce à sa collaboration avec Damien Chazelle (« La La Land », « First Man »), il est ainsi devenu un compositeur à succès, suffisamment expérimenté pour poser un regard sur sa carrière, son approche créative et l'importance accordée par Hollywood à la musique de films.
  • Ces dix dernières années, vous avez développé une relation spéciale avec Damien Chazelle. Vous souvenez-vous de votre première rencontre ?

    En arrivant à l’université, j’ai formé un groupe et j’ai commencé à demander à tous ceux que je croisais s’ils étaient musiciens, ou s’ils en connaissaient. J’ai fini par entendre parler d’un super batteur, nommé Damien. Je l’ai appelé et, naturellement, on a formé un groupe avec d’autres gars de notre classe. On jouait du rock et de la pop, essentiellement. Puis, en deuxième année, Damien et moi en avons eu marre du groupe. Alors, on a commencé à faire des films ensemble.

    Aujourd’hui, vous avez forcément plus de budget qu’à vos débuts pour réaliser vos partitions. Est-ce que cela influence la façon dont vous travaillez ?

    À présent, il est évident qu'un certain nombre de choses sont différentes. Je peux réserver des studios et enregistrer avec des musiciens librement, je peux travailler avec des orchestres de toutes tailles, sans avoir à me soucier du budget. Sur Babylon, ce luxe a vraiment été bénéfique d’un point de vue créatif, ne serait-ce que parce que je recherchais un son spécifique, un son que je n’ai trouvé qu’après avoir travaillé avec de très nombreux musiciens dans le simple objectif d’expérimenter, d’essayer différentes approches, de bénéficier de l'expérience de la plupart d'entre eux. Trouver les bons trompettistes, par exemple, ça a été toute une aventure....

    C'est-à-dire ?

    Un jour, je fais une session avec un grand trompettiste, Ludovic Louis. On réserve une séance au Studio Ferber, à Paris, à 3h du matin. Le problème, c'est que j'avais mis mon réveil à 14h30, et non 2h30... Je me suis réveillé en vitesse, j'ai paniqué et j'ai évidemment raté la session. Ça nous apprendra à nous autres, américains, à ne pas utiliser une horloge de 24h... Toujours est-il que ce genre d'idioties est ce qui arrive lorsqu'on a un budget très confortable, sur lequel se reposer.

    J’ai cru comprendre que vous admiriez les mélodies composées par Charlie Chaplin pour ses propres films. Qu’est-ce qui vous plaît tant dans ces BO ?

    D'après moi, elles sont incroyablement mémorables, et s'intègrent parfaitement dans la logique des films. Les thèmes de La ruée vers l'or, Les lumières de la ville ou Les temps modernes sont pour moi ses meilleurs : ils sont tout bonnement inoubliables.

    La BO de La La Land est évidemment à entendre comme un clin d'œil aux vieilles comédies musicales hollywoodiennes. Cela dit, on y entend aussi de nombreux éléments contemporains. Comment avez-vous procédé pour parvenir à créer un son aussi intemporel ?

    Plus que l'influence des comédies musicales de la MGM, je dirais que j'étais marqué par les BO des films musicaux français des années 1960 : Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et d'autres partitions issues de la Nouvelle Vague, telle celle des 400 coups. Aussi, la façon qu'avaient les Beach Boys d'arranger leurs voix a été une véritable source d'inspiration pour certaines parties d'Another Day of Sun. Cela dit, il y a aussi des percussions latines dans pas mal de chansons, ce qui résulte probablement de ma passion pour les musiques brésiliennes.

    Sur First Man, vous avez surpris pas mal de monde en utilisant un thérémine. Pourquoi ce choix ?

    Le thérémine est un instrument intéressant parce qu’il amène des sonorités électroniques que l’on associe illico à la science-fiction et à l’ère spatiale. Mais c’est aussi un incroyable instrument humain, dans le sens où il réagit à chaque mouvement, où il crée une connexion avec le corps humain, où il capte tous les mouvements du musicien et génère un son très expressif. Traditionnellement, le thérémine est utilisé pour générer des sons assez étranges de science-fiction, mais Damien et moi avions une idée : que se passerait-il si on l’utilisait comme un instrument mélodique, un peu comme un solo de violon dans un score basé sur l'émotion ?

    Aujourd’hui, on entend de moins en moins de bandes originales composées à l’aide d’un orchestre symphonique. Avez-vous l’impression que les studios accordent moins d’importance aux BO que par le passé ?

    Je ne pense pas que les studios sous-estiment l’importance de la musique. Je pense que c’est juste lié aux goûts des réalisateurs, des studios ou même du public, qui souhaite peut-être moins être confronté à des musiques intrusives. Selon moi, c’est la mélodie qui est démodée, pas nécessairement l’orchestre. D’ailleurs, les films de superhéros utilisent de grandes orchestrations. Et puis, il faut le dire, il y a aujourd’hui un tas de scores qui sont absolument fascinants dans leur façon de manier les sons électroniques.

    « Dans Babylon, j’ai essayé de mixer différentes techniques de production. [...] Je suis encore novice en matière de production électronique. J’aimerais être capable d’aller encore plus loin à l’avenir. »

    C’est vrai que les sons électroniques sont très présents ces dernières années. Ce sont des sonorités que vous aimeriez davantage explorer à l’avenir ?

    On le disait : First Man contient pas mal d’éléments électroniques, que ce soit grâce à l’utilisation du thérémine, de synthés vintage ou d'un Moog. Certaines partitions de cette BO contiennent tout de même plus de 30 couches de synthétiseurs… C'est énorme ! Dans Babylon, j’ai également essayé de mixer différentes techniques de production, mais c’est vrai c’est que je suis encore novice en matière de production électronique. J’aimerais être capable d’aller encore plus loin à l’avenir.

    À propos de Babylon, l’avez-vous composé à partir des images du film ?

    Nous avons créé environ une heure de musique avant que le film ne soit tourné. Je travaillais sur le script et la musique en même temps que les storyboards et l'animatique étaient créés. Ensuite, j’ai pu aller sur le plateau à chaque fois qu’il y avait de la musique dans une scène. Une fois le film tourné et le montage terminé, j’ai composé une nouvelle heure de musique en regardant les scènes, en réagissant en direct à ce que je voyais. J’adore le travail de post-production, être dans la salle de montage, obtenir de nouvelles coupes et insérer de nouvelles musiques à la place de celles utilisées originellement.

    J’ai l’impression que la période filmée dans Babylon (les années 1920, Hollywood, la transition entre le muet et le sonore) colle parfaitement avec vos goûts personnels, notamment le jazz. Je me trompe ?

    Pour tout dire, nous voulions nous éloigner le plus possible du jazz des années 1920. Pour les groupes mis en scène lors des fêtes, nous avons plus ou moins utilisés les instruments d'un groupe de jazz, mais nous avons développé une musique plus agressive, sauvage et déséquilibrée que le jazz de ces années-là. Parfois, nous voulions mettre un pied dans le rock, donc j'ai envisagé un riff de guitare que l'on pourrait interpréter avec une section de cuivres. À d'autres moments, nous voulions que la musique rappelle davantage la dance music moderne, tout en laissant aux musiciens la possibilité d'improviser. Ce qui, effectivement, nous ramène au jazz. Avec le recul, je me dis simplement que cette liberté créative a donné naissance à une musique bien meilleure que je ne l'aurais pu l'écrire.

    Pour le moment, vous avez essentiellement collaboré avec Damien Chazelle. Votre relation de travail a dû évoluer depuis vos débuts, non ?

    Honnêtement, notre processus n’a pas tellement changé depuis l'époque où nous faisions des films dans le cadre de nos études. On continue de s’envoyer des mails constamment, on s’échange un tas d’idées. De mon côté, je n’ai pas changé non plus ma façon de diriger un orchestre, ou même de m’asseoir derrière un piano pour chercher un thème. J’ai plus ou moins la même approche que lorsque j’avais 20 ans.

    Toutefois, j’imagine que vous devez être sollicité par un tas de réalisateurs à présent ?

    Très honnêtement, non, on ne me propose pas tant de choses que ça. Pour tout dire, j’adorerais développer de nouvelles collaborations, même si ce serait forcément difficile de trouver le bon réalisateur et le bon projet, quelque chose qui puisse m’exciter autant que ce que j’accomplis avec Damien. Cela dit, si Quentin Tarantino réalise un nouveau film avec une bande originale, évidemment que je décrocherais le téléphone. Reste à savoir s’il lit Jack !

    A lire aussi