2022 M01 3
Il n’y a pas que le virus qui varie. David Bowie a également parfaitement su le faire durant toute sa carrière. Et lui aussi a eu une forme inspirée par la lettre grecque omicron. De quoi la rendre plus sympathique ? L’histoire commence en France, avec David De Gruttola, alias David Cage. Compositeur pour les publicités et le jeu vidéo, il rêve de raconter ses propres histoires. Après plusieurs années de réflexion et d’écriture, il crée en 1997 le studio Quantic Dreams. Celui-ci est promis à un grand avenir : il est aujourd’hui un studio majeur, auteur de l’acclamé Detroit Become Human en 2018, employant des dizaines de personnes, bien que sa réputation soit désormais entachée d’accusations de harcèlement au sein de l’entreprise.
Mais tout ceci est encore loin pour le jeune studio. Après des mois de travail sans relâche, dans un ancien studio d’enregistrement ayant appartenu à Jacques Brel, Cage parvient à signer un contrat avec l’éditeur anglais Eidos, en pleine gloire suite au succès de Tomb Raider. Le projet est incroyablement ambitieux pour l’époque : Cage rêve d’une aventure dans une ville futuriste (nommée Omikron), entièrement explorable, et avec la possibilité de faire passer son âme d’un personnage à un autre. De quoi détonner, alors que la technologie 3D est encore toute fraîche. Et en tant que musicien, Cage souhaite que la bande-son reflète cette ambition. Il dresse ainsi une liste de collaborateurs rêvés : Björk, Massive Attack, Archive… et David Bowie.
Contre toute attente, la star accepte de rencontrer Cage et Eidos à Londres. Le chanteur avouera plus tard avoir joué à Tomb Raider, et même avoir eu un faible pour son héroïne Lara Croft. De plus, le jeu fait écho à sa fascination pour le monde informatique (il a notamment créé son propre fournisseur d’accès Internet, BowieNet), et l’exploration de l’avatar. Pour le rendez-vous, il est accompagné de son fils Duncan, futur réalisateur de films de science-fiction, et même d’une adaptation de la saga Warcraft. « La rencontre devait durer trente minutes, elle s'est prolongée deux heures et demie ! » raconte Cage. « Il a écouté avec beaucoup d’attention, il a posé quelques questions, il semblait vraiment sincèrement curieux et intéressé. » L’équipe souhaitait simplement utiliser le morceau Heroes. Mais « à la fin, il avait décidé de composer tout un album consacré à l'univers du jeu ! »
Bowie se met alors très sérieusement au travail. Durant un mois, il se rend à Paris, accompagné de son complice Reeves Gabrels, avec qui il avait notamment fondé le groupe Tin Machine dix ans plus tôt. Il échange avec l’équipe, découvre le scénario et s’attelle à la composition. « Nous avons vraiment pris cela comme une musique de film » explique la star, qui a voulu « donner un cœur émotionnel au jeu », à travers huit chansons et deux heures de musique instrumentale. Cage est aux anges : « Je m’attendais à quelque chose de très technologique, de froid, un peu dans l’esprit de notre univers cyberpunk ». Mais à sa grande surprise, il obtient une musique plutôt acoustique et mélodique, loin de la techno, qui offre un « parfait contrepoint » à l’univers.
Mais l’ex-Ziggy n’est pas seulement présent à travers la musique : on peut également le croiser dans les rues d’Omikron. Il incarne notamment un personnage nommé Boz, mi-humain, mi-machine. « C’était comme incarner une version consciente d'Internet » confie l’interprète. Mais surtout, il apparaît comme leader du groupe de rock des Dreamers, que l’on peut voir en concert dans plusieurs bars de la ville. Les autres musiciens sont modélisés à partir de Reeves Gabrels, ainsi que la bassiste Gail Ann Dorsey. Même la femme de Bowie, Iman, incarne un personnage jouable du jeu. Chacun d’entre eux a participé à de longues séances de capture de mouvements, afin de coller au maximum à leur personnalité. Bowie s’y est plié, avec une seule condition : « ma priorité, c’était que mon personnage ait 24 ans dans le jeu ». Phil Campbell, designer chez Eidos, est impressionné par l’implication du chanteur. « Parfois, il plaisantait en disant qu’il abandonnerait le personnage de Bowie dans Omikron. Il serait totalement passé du côté digital, et en serait ressorti en tant que David Jones [son nom de naissance] ».
Le jeu sort finalement en 1999, et divise fortement. Ambitieux, créatif, voire franchement précurseur, il souffre également de son envie de tout faire à la fois, et sa bizarrerie en effraie certains. Mais son côté unique en fait malgré tout un jeu qui reste culte pour beaucoup. En janvier 2016, son éditeur l’a même rendu gratuit durant les quelques jours qui ont suivi la mort de Bowie, afin de lui rendre hommage. Quant à la musique, elle forme, dans une version remaniée, l’essentiel de l’album « Hours... » sorti en 1999. Et on aurait bien aimé que le nom Omikron en reste là.