2020 M11 25
Si à première vue, quand Kathleen monte sur scène accompagnée de Tobi Vail et Kathi Wilcox à la fin des années 1980, elle ressemble à une petite fille sage, la réalité est tout autre. Jupe d’écolière ou costume de pirate, couette, petit sourire malicieux, la jeune femme, leader du groupe punk Bikini Kill, est plutôt de celles qui sèchent les cours pour aller griller des clopes sur les parkings délabrés d’Olympia (dans l’État de Washington) où elle fait ses études d’arts. Kathleen est une rebelle. Elle se fiche en rogne contre les hommes, le patriarcat, les violences sexuelles, les abus, la place des femmes dans la musique, la question du genre et de l’identité sexuelle ou le capitalisme. Elle confie : « J’essayais d’évoquer, à travers la mode, l'idée que les identités des gens changent constamment, et que la masculinité et la féminité sont vraiment des constructions. » Plus globalement, elle veut faire bouger les lignes en montrant aux nanas qu’elles peuvent (doivent?) se révolter.
Avec sa voix stridente de gamine pour énerver les mecs qui la prennent pour une conne, elle n’a pas peur de s’attaquer frontalement aux hommes (la première fois qu’elle a entendu sa voix en studio elle est partie en courant). La grande majorité de ses paroles sont brutes et directes pour coller des beignes. S’il est impossible en quelques lignes de revenir en détails sur tous les morceaux, certains peuvent ici donner une idée du personnage, du combat et de la férocité nécessaire pour se faire entendre. Sur White Boy, elle crie : « Homme blanc, ne ris pas, ne pleure pas, tu peux juste crever. Je suis désolée si mon discours vous aliène, c’est ta putain de culture qui m’aliène. » Un coup de poignard précis, sans bavure, contre une culture du viol et de la stigmatisation de l’attitude des femmes qui « ne demandent que ça ». Il y a également ce titre, Feels Blind, qui au-delà de résumer la quintessence du groupe, revient sur la manière dont on apprend aux femmes à accepter les pires choses que font les hommes, et à trouver de l’amour dans la haine.
Difficile de passer à côté d’un tube, Rebel Girl, hymne d’une génération. « When she talks, I hear the revolution / In her hips, there's revolution / When she walks, the revolution's coming / In her kiss, I taste the revolution. » La révolution est bien enclenchée.
Avec trois albums studios et un militantisme acharné pour rétablir une forme de justice sociale, Bikini Kill vaut son pesant de cacahuètes. Le groupe influence Nirvana (pour l’anecdote Smells Like Teen Spirit vient d’un graffiti de Kathleen où elle avait écrit « Kurt smells like teen spirit », Teen Spirit étant la marque d’un déodorant) et inspire de nombreux punks, hommes et femmes, à s’émanciper. Mais fatalement, le revers de la médaille lié à cette médiatisation est que Bikini Kill s’en prend plein la gueule. « On a passé la majorité des années 1990 à se sentir en danger », avouera plus tard Kathleen au site Pitchfork. Le groupe s’arrête en 1997. Pour la punk, qui ne se considère pas comme "une musicienne" mais comme "artiste féministe", ce n’est pas le début de la fin. D’ailleurs, 22 ans plus tard, en 2019, les filles se sont reformées pour quelques concerts à Los Angeles et New York et avaient prévu une tournée aux USA, reportée à cause de vous savez quoi.
Bref, inspirée notamment par les travaux des écrivaines et femmes de lettres Julia Kristeva et Hélène Cixous, avec ce concept d’écrire « à travers son corps », elle se lance en solo dans le projet lo-fi Julie Ruin. Elle enregistre tout dans sa piaule avec des équipements bon marché. Alors que les cendres de Bikini Kill sont encore brûlantes, elle demande de l’aide à Johanna Fateman et Sadie Benning (spécialisée dans la vidéo et l’art visuel, remplacée par JD Samson en 2001) pour donner de l’épaisseur au projet, et faire en sorte que l’image prenne une place importante. Au final, un nouveau groupe va naître. Il s’appelle Le Tigre.
Les filles mélangent tout ce qu’il leur passe sous la main : des beats électroniques, des samples (que Kathleen a commencé à utiliser sur Julie Ruin, peut-être aidée par son copain et futur mari Adam “Ad-Rock” Horovitz des Beastie Boy) avec des grosses basses bien crades, le tout saupoudré de paroles féministes, politiques et pro-LGBTQ. Un morceau résume, là aussi, le militantisme du groupe : Hot Topic, un hommage à toutes les personnes avant-gardistes, queers et féministes (Yayoi Kusama, Marlon Riggs, Eileen Myles, Laura Cottingham, etc.) qu’elle supplie de poursuivre le combat (« Je ne peux pas vivre si vous arrêtez », chante l’Américaine). Il y a aussi Keep On Livin’, sur les abus sexuels (un traumatisme chez Kathleen, son père étant un pervers « au comportement sexuel déplacé ») mais surtout sur les répercussions sur le long terme et comment tenter de s’en sortir.
À cause de problèmes de santé (le diagnostic des médecins : la maladie de Lyme), Le Tigre prend fin, mais laisse trois disques rugissants à mettre entre toutes les mains. Aujourd’hui, Kathleen se sent mieux et l’Américaine de 52 ans continue de prendre la parole et de s’exprimer sur les sujets brûlants du moment (notamment #MeToo). Le retour en 2019 de Bikini Kill était, sur ce plan-là, une manière de montrer que 22 ans après les débuts du groupe, les mêmes problèmes gangrènent notre société. L’artiste est toujours présente dans la tête de la nouvelle génération, forcément admirative de son combat. La preuve, notamment, avec le groupe Idles qui fait référence à la punk dans la chanson Mr Motivator : « Like Kathleen Hanna with bear claws grabbing Trump by the pussy » (pas besoin de traduction, si ?). On ne doute pas une seconde qu’elle en soit capable en plus.
Pour aller plus loin, il y a ce podcast de Nova et le documentaire The Punk Singer sorti en 2013 (dispo ici).