2022 M03 2
Quel est le point commun entre Yeah de Usher, Rock Your Body de Justin Timberlake, Oh Boy de Cameron, Grindin' des Clipse ou la plupart des morceaux de Craig David ? Au-delà du fait qu'ils symbolisent une certaine idée du tube R&B/hip-hop tel qu'il était envisagé au début des années 2000, tous ces morceaux sont surtout redevables à un même instrument : le Korg Triton, un synthétiseur de 62 notes, polyphonique et comportant de nombreuses fonctions d'échantillonnage et de séquençage. Un véritable « studio en boîte », aux possibilités presque infinies, particulièrement prisé par les beatmakers stars de l'époque : The Neptunes, Timbaland, Scott Storch, Lil Jon ou même Just Blaze.
Au moment d’évoquer l’importance du Korg Triton et de ses multiples fonctions - synthétiseur, boîte à rythmes, sampler -, Light Your Ass On Fire revient forcément dans la discussion. Ce banger, que Chad Hugo des Neptunes s’amuse à présenter comme l’équivalent de Planet Rock en 2003, offre non seulement un second souffle à Busta Rhymes, mais il confirme surtout les possibilités permises par cet instrument, grâce auquel tout a été pensé : ce beat futuriste, tribal, presque oppressant avec ces bruits de laser, mais aussi cette basse, qui dicte la cadence et décuple la puissance du refrain.
Tout le son des années 2000 est là, qu’il soit pop, R&B, hip-hop; ou fascinant mélange des trois genres. Les producteurs l’ont bien compris : ils y puisent leur inspiration, tandis que certains d’entre eux, type Ozhora Miyagi, (Booba, Caballero & JeanJass, SCH), tentent dans un premier temps de copier leurs modèles : « Quand j’ai eu les fonds nécessaires, je me suis acheté ce synthé pour coller au son des Neptunes », confie celui qui est aujourd’hui manager du rappeur belge Maka. Le Korg Triton est assez complet, tu peux ajouter des sons de guitares, de piano ou d’accordéon. Si tu en prends soin, tu peux créer de la musique pendant une bonne dizaine d’années sans te lasser ».
Ce constat, Ozhora Miyagi n’est pas le seul à le formuler. Dans une interview, le songwriter irlandais James Vincent McMorrow, connu pour son folk chaleureux à la Elliott Smith, disait : « Les Neptunes sont les premiers à m’avoir fait réfléchir à la production. J’avais besoin de comprendre comment ils créaient ce qu’ils faisaient. Une semaine plus tard, je me suis acheté un 8-track et un Korg Triton, et j’ai commencé à disséquer leurs productions beat par beat ».
Le piège, avec un tel instrument, qui permet aux producteurs d’assouvir leurs ambitions pop sans avoir à faire appel à d'autres musiciens, aurait pu être de s’abandonner à des orchestrations grandiloquentes. À l’inverse, le Korg Triton permet aux beatmakers d'aller vers un son plus minimal, plus dépouillé, qui ne nécessite pas de samples (ou n'en dépend pas). Tous ces adeptes mettent ainsi en avant la clarté du son, ses centaines échantillons de batteries, la mise à disposition d'arrangements complets, la possibilité de miser en interne : tous ces éléments qui faisaient du Korg Triton une machine supérieure à la moyenne au cours des années 2000, une époque pré-ordinateur portable et logiciel de producteur.
Pour se convaincre de sa prédominance, on pourrait se contenter d'écouter les tubes de Britney Spears, Nelly Furtado ou Snoop Dogg. On peut aussi jeter un œil à cette scène du documentaire Fade To Black, consacré à Jay-Z : on y voit le rappeur de Brooklyn se rendre dans le studio de Timbaland à la recherche de nouveaux beats, on l'observe refuser des instrus qui deviendront des classiques pour d'autres (The Potion de Ludacris, Come As You Are de Brandy), on le découvre presque possédé à l'écoute du dernier son du producteur virginien. Lequel, installé derrière son Korg Triton, dévoile les premières notes de Dirt Off Your Shoulder. Typiquement le genre de morceau au-dessus de la mêlée qui acte l’arrivée du hip-hop dans les clubs, marque une vraie évolution dans la carrière de Jay-Z et une offre une certaine définition du son des années 2000, entre notes synthétiques explosives, minimalisme et puissance sonore.