2022 M04 5
Il était à la fois favori et outsider. Malgré ses 11 nominations, Jon Batiste n’était pas forcément l’artiste le plus en vue des derniers Grammy. Pourtant, face à Billie Eilish, Lady Gaga ou Taylor Swift, c’est bien lui qui a remporté le prix du meilleur album, ainsi que quatre autres récompenses. Une consécration qui complète celle des Oscars un an plus tôt, où il partageait son prix avec Atticus Ross et Trent Reznor. Avec ce prix, le jazzman devient un musicien de premier plan, et plus seulement le chef d’orchestre du Late Show de Stephen Colbert. Mais cette présence médiatique n’est que le sommet de l’iceberg, la vitrine d’une carrière plus riche. Et plus spirituelle.
C’est justement ce qu’il déclarait lors de sa remise de prix ce dimanche : “J'aime la musique. J'en joue depuis que je suis un petit garçon. C'est plus qu'un divertissement pour moi, c'est une pratique spirituelle”. Rien d’étonnant à ces propos : né dans une famille de musiciens de la Nouvelle-Orléans, la musique est presque une seconde nature pour Jon. Initié à la batterie et au piano, il s’amuse d’abord à jouer des musiques de jeux vidéo, avant de passer des diplômes. À 17 ans, il sort un premier album de jazz très classique, avant d’aller étudier à la prestigieuse école de Juillard, à New York.
C’est là-bas qu’il fonde son groupe Stay Human, avec qui il joue toujours dans le Late Show. En 2011, ils publient l’album “My N.Y.”, enregistré façon marching band dans le métro ou la rue. La démarche spirituelle de Batiste est déjà centrale : son but est de se connecter aux habitants, et leur amener cette musique. L’album contient d’ailleurs une reprise lumineuse de Heal The World de Michael Jackson. Un choix loin d’être innocent pour un musicien persuadé que la musique peut changer les choses.
Durant les années suivantes, il ne cesse de démontrer sa versatilité. Musicien de jazz accompli, on le voit tant auprès du jeune prodige soul Leon Bridges que les Dap-Kings, mais aussi au sein du groupe éphémère The Process. Il y joue avec Chad Smith, batteur des Red Hot Chili Peppers, et le bassiste Bill Laswell, musicien protéiforme de funk, dub et rock. L’unique album du groupe, en 2014, voit également passer Tunde Adebimpe, de TV On The Radio, le rappeur Killah Priest ou des musiciens d’avant-garde. Il n’abandonne pas le jazz pour autant, notamment à travers son album “Hollywood Africans” en 2018, où il reprend divers standards d’une manière à la fois épurée et poignante. Cette diversité se confirmait aux Grammy : il y était nominé à la fois dans les catégories R’n’B, jazz, “american roots” et classique. Toutes ses influences se ressentent dans son album, “We Are”, justement célébré pour son ambition, unissant toute l’histoire de la musique afro-américaine en un tout cohérent, et surtout étonnamment digeste.
Mais surtout, le pianiste inscrit tout cela dans une réflexion plus large. À l’inverse de Silksonic, autre vainqueur des Grammy, son projet n’est pas rétro : il veut réactualiser la tradition jazz. Et cela passe par une compréhension de son envergure politique et spirituelle. En 2020, il s’associe au guitariste Cory Wong (vu chez le groupe funk Vulfpeck) pour un projet en contrepied : un disque new-age intitulé “Meditations”. Cette même année, il se révèle véritablement à l’occasion du mouvement Black Lives Matter suivant la mort de George Floyd. On le voit alors jouant très souvent dans la rue, prolongeant ce qu’il faisait déjà à New York. L’objectif est toujours le même : amener un moment fédérateur. Mais bien sûr, lorsqu’on veut produire une musique qui soigne, celle-ci n’est jamais plus efficace qu’en temps de grande douleur.
Plus largement, dans tout son discours, le musicien témoigne d’une grande compréhension de l’histoire du jazz et des communautés afro-américaines. Et son objectif est clair : raviver cette culture, la rendre à nouveau populaire, pour rassembler ces communautés. Ainsi, il n’est pas juste ce musicien plein de bienveillance, si souriant qu’on pourrait le trouver lisse. Car c’est cette bienveillance qui est au centre de son militantisme. Bien sûr, cette démarche arrange bien les Grammy, accusés de racisme depuis de nombreuses années. Les voilà qui peuvent célébrer un artiste noir sans devoir combler leur retard concernant la reconnaissance du rap et du r’n’b. Mais qu’importe : au fond, Jon Batiste a réussi son pari. Celui de la tradition heureuse. Fière, même.