2022 M10 12
À l’entame du troisième millénaire, le rock britannique est en pleine déprime. La Britpop est enterrée depuis déjà quelques années et les ondes sont inondées par des groupes locaux fades et de vilains représentants américains de nu metal, qui donnent tous plus envie de se mettre à l’électro que de jouer de la guitare. Mais alors que l’esprit "sex, drugs & rock’n’roll" semble avoir déserté la perfide Albion, un groupe va le ressusciter assez miraculeusement.
Ce groupe, c'est The Libertines. Depuis leur rencontre en 1996, ses deux têtes pensantes ont commencé à construire une légende underground en enchaînant les concerts incendiaires dans des lieux souvent impromptus.
Adeptes d’une forme de guérilla rock, ils donnent rendez-vous à la dernière minute à leurs fans via des messages cryptiques postés sur un forum Internet, avec des instructions pour les retrouver en passant par des intermédiaires souvent douteux. Bien souvent, cela se passe dans des appartements de particuliers, y compris dans celui occupé par Doherty et Barât eux-mêmes.
Up The Bracket. @petedoherty pic.twitter.com/GHcrc4xphC
— Carl Barat (@carlbaratmusic) April 14, 2020
Avec leur nom inspiré par l’œuvre du Marquis de Sade, les Libertines expérimentent à fond le programme destroy du rock tel qu’il était appliqué plusieurs décennies plus tôt. Le caniveau est leur domaine, ils remettent la saleté et le chaos au goût du jour. Mais ils ne percent pas.
Pendant toute l’année 2000, leur manageuse (Banny Pootschi) tente d’y remédier en vain, jusqu’à ce qu’un miracle en provenance de l’autre côté de l’Atlantique se produise.
À New York, un nouveau groupe de rock est sur toutes les langues : The Strokes. Julian Casablancas et ses acolytes sont signés en Angleterre sur le mythique label Rough Trade qui vient de se relancer. Comme quasiment tout le monde à l’époque, les Libertines sont scotchés quand ils découvrent "Is This It", le premier album des Strokes sorti à l’été 2001.
Voilà un groupe qui leur ressemble, au moins musicalement et vestimentairement. Alors qu’elle était prête à abandonner, Banny flaire le bon coup : un revival garage rock salvateur est en train de naître, et il lui faut faire monter son groupe à bord. Un nouveau batteur (Gary Powell) est engagé, et le bassiste John Hassall fait son retour, en acceptant de laisser toute la lumière à Doherty et Barât.
À la fin de l’année 2001, le groupe parvient finalement à convaincre Geoff Travis, le patron de Rough Trade, de les engager, en lui jouant plusieurs morceaux qui figureront sur "Up the Bracket". La machine est lancée : les Libertines enregistrent un premier single produit par Bernard Butler, le guitariste de Suede.
C’est le grandiose What a Waster, une première perle garage qui horrifie les radios avec ses paroles pleines de jurons et qui ne sera pas présente sur l’album, au contraire de sa face B aussi géniale que la A mais chantée par Barât, I Get Along.
Nous sommes à l’été 2002, les Libertines ont fait la première partie des Vines et des Strokes, mais il est temps pour le groupe d’entrer en studio pour enregistrer son premier album. Problème : Pete Doherty commence à prendre un peu trop au sérieux son rôle de dandy destroy et mène une vie aussi dissolue que certains des poètes maudits qu’il admire.
Il commence à mélanger crack, héroïne et kétamine. Un cocktail explosif qui cause déjà bien des embrouilles en studio, mais qui ne l’empêche pas de composer avec Barât un album qui dépasse toutes les attentes. Une réussite que l’on doit en partie à la présence de l’ancien Clash Mick Jones à la production, qui a l’intelligence de laisser beaucoup de liberté au groupe.
Mais sous sa houlette, le son des Libertines se transforme en quelque chose de nettement plus punk que quelques années plus tôt, ce que le magnifiquement politique Time for Heroes (qui évoque les violences policières) illustre à merveille.
Le titre de l’album, que l’on peut traduire par "une droite dans la gorge" et la pochette choisie par Mick Jones – des flics face à des émeutiers qui mettent le feu à une Argentine en pleine crise économique – annoncent la couleur.
"Up the Bracket" est un brûlot garage qui défonce littéralement la porte du rock anglais de l’époque, une machine à pogoter de 37 minutes qui réussit presque à rivaliser avec la déflagration des Strokes.
Mais là où Casablancas incarne plutôt la version cool, propre et disons-le, bourgeoise, de ce revival garage rock, Doherty chante toujours depuis le caniveau. Rock star cockney pleine de gouaille et de morgue, doté d’un large registre vocal, il perpétue une tradition très britannique, qui va des Kinks aux Smiths, dont il est fou amoureux.
Sur le premier single éponyme lancé en éclaireur en septembre 2002, il éructe comme un poivrot avant que sa guitare et celle de Barât ne mettent en évidence leur science du riff qui tue. Les deux compères se complètent et se répondent à merveille comme tous les grands duos du rock britannique.
Il y a dans cet album une efficacité mélodique imparable qui semble avoir été obtenue naturellement, sans aucun effort. Les Libertines se taillent une image de wankers (branleurs en français dans le texte) hâbleurs mais fringués, notamment avec les fameuses vestes militaires rouges que l’on voit notamment dans le clip de Up the Bracket et qui font immanquablement penser aux tenues arborées par les Beatles de l’époque de Sgt. Pepper.
Malheureusement ou heureusement pour eux, les Libertines ne connaîtront pas le succès de leurs glorieux aînés avec leur premier album. Encore influent à l’époque, le NME les propulse sur le devant de la scène, mais "Up the Bracket" ne s’approche pas du sommet des charts.
fuck 'em
— Peter Doherty (@petedoherty) April 14, 2020
C’était écrit depuis le début : les Libertines ne sont pas des gagnants mais des beautiful losers, des perdants magnifiques adulés par les cool kids de l’underground, qui ont le sentiment de faire partie d’une communauté très spéciale et de profiter d’un trésor bien gardé.
Vingt ans après, c’est aussi pour cette raison que les enfants des Libertines conservent un souvenir tendre, précieux et particulièrement formateur du choc ressenti à la découverte de ce groupe qui a contribué – avec d’autres, bien sûr – à redonner au rock ses lettres de noblesse.