Il y a plus de 10 ans, Kavinsky faisait exploser les radars avec "OutRun"

Attendu pendant de longues années, le premier album du prince de la synthwave a confirmé que le succès de "Nightcall" n'était pas un heureux accident. Dix ans après la sortie de cette arlésienne de l'électro made in France, retour sur "OutRun", le disque qu'il ne faut pas écouter en voiture si l'on veut garder tous les points sur son permis.
  • Ce sont deux des minutes les plus célèbres du cinéma des quinze dernières années. Et cela va sans dire, elles ont changé le destin de celui qui se nomme Vincent Belorgey au civil. Nous sommes en 2011 : le film Drive de Nicolas Winding Refn a commencé depuis 9 minutes.

    Après une poursuite nocturne époustouflante dans les rues de Los Angeles, la scène pré-générique est terminée, et les crédits commencent à s'afficher dans une typo rose vintage sur des images du héros (Ryan Gosling), rentrant tranquillement chez lui après avoir échappé à la police.

    Mais ce qui interpelle n'est pas tant la beauté des plans, de la photo et de l'éclairage, mais la musique qui occupe tout l'espace sonore. C'est un morceau électro terriblement mélancolique dominé par la voix de Lovefoxxx – la chanteuse brésilienne du groupe CSS – qui semble être né pour accompagner la nuit solitaire du personnage.

    Le mariage musique/image est parfait, et le monde entier tombe sous le charme de Nightcall, single de Kavinsky sorti en 2010 sur un EP et resté relativement confidentiel avant cette utilisation en bande-son. Du jour au lendemain, Kavinsky est sur toutes les lèvres, et Nightcall devient un de ces morceaux que l'on entend partout, tout le temps, dans toutes les circonstances, jusqu'à l'overdose.

    Pourtant, si Kavinsky n'a alors pas encore sorti d'album, il est loin d'être un inconnu sur la scène électro française. Après avoir débuté comme acteur chez son pote d'enfance Quentin Dupieux (la réplique culte de Steak sur Phil Collins, c'est lui), il s'est fait une place sur le prestigieux label Record Makers, où l'on retrouve entre autres Air et Sébastien Tellier.

    Sur ses premiers EP sortis en 2005 ("Teddy Boy") et 2007 ("1986"), Kavinsky a commencé à forger son personnage de zombie en veste varsity rouge et blanche et lunettes de soleil Wayfarer, qui deviendra la matrice de toute son œuvre. Surtout, on comprend dès le premier EP que le garçon a une sérieuse obsession pour les grosses cylindrées, et plus particulièrement la Ferrari Testarossa, modèle emblématique des années 1980 dans lesquelles Kavinsky a grandi et dont il n'a aucune envie de sortir.

    Il en fait un morceau synthwave affolant qui donne envie de rouler très vite en voiture, même aux personnes qui se foutent complètement de la bagnole. Plusieurs jeux de l'époque ne s'y trompent pas : la version remixée par SebastiAn se retrouve dans un jeu Gran Turismo et surtout dans GTA IV, où elle fait le bonheur des joueurs qui l'écoutent à fond les ballons en cherchant à échapper virtuellement à la police.

    Cela tombe bien : Kavinsky a lui-même passé une grande partie de sa jeunesse à rester enfermé chez lui pour jouer à des consoles. Est-ce de là que vient sa réputation de glandeur ?

    Une chose est sûre, si Kavinsky prend tout son temps pour préparer son premier album – dont beaucoup de mauvaises langues pensent à l'époque qu'il ne sortira jamais –, il peaufine en réalité surtout son hommage à toutes ces sous-cultures audiovisuelles des années 1980 qu'il adore, au premier rang desquelles figurent les films de zombies en VHS et les jeux de course d'arcade.

    Le plus célèbre d'entre eux ? Le Out Run de Sega (1986), où l'on contrôle justement une Ferrari Testarossa décapotable sur une musique électro qui servira de base à la synthwave vingt ans plus tard. Kavinsky en fait le titre de son premier album, qu'il produit avec un autre de ses grands copains, SebastiAn.

    Si on ajoute que Nightcall a bénéficié de la collaboration de Guy-Manuel de Homem-Christo des Daft Punk, Kavinsky devait ressentir une pression assez monstrueuse au moment de sortir enfin "OutRun" en février 2013. Enfin, on allait savoir si celui qui était l'emblème du cool depuis plus d'un an était plus qu'une étoile filante très bien entourée.

    Et on peut dire aujourd'hui que la réponse apportée dépassait nos espérances d'alors. Censé suivre les aventures d'un personnage mort dans l'accident de voiture de sa Testarossa en 1986 et ressuscité en 2006 en zombie musicien, "OutRun" joue le pari risqué de l'album concept. Mais ce choix est logique au regard de son esthétique générale qui assume totalement les excès les plus kitsch.

    On pensait alors être au sommet du revival des années 1980, et même si on se trompait lourdement, "OutRun" captait parfaitement le zeitgeist de cette époque hédoniste très innocente où la synthwave explosait à la suite de Drive, une période aussi marquée plus généralement en France par les espoirs placés par la jeunesse dans le retour de la gauche, avant que les attentats de 2015 n'ouvrent un cycle de crises toujours en cours aujourd'hui.

    "OutRun", c'était donc tout simplement un album à écouter très fort en voiture en se prenant pour le héros de Drive, tant Kavinsky et le personnage joué par Ryan Gosling se confondaient à l'époque dans l'esprit de beaucoup de gens – une confusion dont le clip du morceau Odd Look profite pour s'amuser à parodier le film.

    On l'a dit, tout est too much dans cet album bien chargé en samples – comme… Dragon Ball dans Rampage –, et ce dès le morceau introductif (Prelude), où une voix monotone raconte le fameux accident de 1986, sur une prod grandiloquente recouverte de faux chœurs.

    Convoquant le fantôme de Giorgio Moroder, John Carpenter, Vangelis, Tangerine Dream et évidemment Miami Vice, "OutRun" est une sorte de grande orgie électronique ouverte au plus grand monde, capable de séduire aussi bien les adeptes de Justice que des Daft. Ce pourrait être terriblement indigeste, mais ça passe très bien.

    Sur les nouveaux morceaux les plus saignants, Kavinsky se permet même de convier Van Halen à la fête avec des solos survitaminés (ProtoVision, First Blood) qui rappellent les grandes heures du glam metal.

    Du son des synthés 80's (Yamaha DX7 en tête) à celui de la basse et de la snare, toute la production est d'ailleurs aussi chromée et brillante que la carrosserie de la fameuse Ferrari de Kavinsky.

    On pardonnait donc aisément le fait que beaucoup de titres soient déjà sortis auparavant sur les trois EP précédents – les arpèges et les progressions d'accords de morceaux comme Testarossa Autodrive font toujours le même effet tant d'années après.

    Et si "OutRun" n'a jamais vraiment été un album de dancefloor, il a touché beaucoup plus large. On ne compte plus les publicités – de voitures, évidemment – ayant utilisé ses titres. La dimension épique d'un titre comme Roadgame n'a pas échappé non plus aux footeux, puisqu'il est devenu le morceau joué lors de l'arrivée des joueurs de Manchester City dans leur stade. Tout cela explique sans doute pourquoi Kavinsky a ensuite un peu disparu de la circulation avant de réaliser un comeback inespéré près de dix ans après "OutRun" avec "Reborn" (2022).

    Entre temps, l'ancien glandeur pas vraiment fait pour l'école a pu assouvir sa passion pour les bagnoles coûteuses, une forme de success story qui contribue aussi à la marque Kavinsky, vendeuse de rêves pour une génération de geeks solitaires et branleurs qui ont pu eux aussi s'imaginer en justiciers à la Ryan Gosling au volant d'un bolide le temps d'un album de 45 minutes, quand ils ne rêvaient pas de ce que la bande-originale du jeu Cyberpunk 2077 aurait pu donner si elle avait été composée par Kavinsky.

    "OutRun" est donc une porte ouverte vers une époque fantasmée révolue, où la masculinité consistait à conduire très vite de très gros engins qui impressionnaient tout le monde et surtout les filles. C'était déjà anachronique en 2013 et ça l'est encore plus en 2023, ce qui garantit à cet album de toute façon coincé en 1986 de ne jamais vraiment vieillir. Logique pour un zombie, non ?

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