2021 M04 21
Producteur de disque est bien souvent un poste ingrat. Encore plus lorsque vous êtes une femme. Si certains ont réussi à s’imposer comme des stars, à commencer par Sam Philips, Phil Spector ou George Martin, la plupart sont restés dans l’ombre, malgré leur rôle crucial dans des centaines, voir des milliers de disques. C’est bien de ça dont il est question dans l’impressionnante carrière d’Ethel Gabriel.
Née le 16 novembre 1921, elle apprend d’abord le trombone, au sein d'un orchestre de swing. Les études sur la gestion des forêts qu’elle souhaite faire étant réservées aux garçons, elle étudie finalement la musique. En parallèle, elle décroche un job chez RCA, une des principales majors du disque, aujourd’hui détenue par Sony. Pendant un temps, elle occupe le poste de testeuse qualité. Le rôle consiste à écouter un disque de chaque lot de 500 afin de repérer d’éventuelles erreurs de pressage. Cela lui permet d’acquérir une énorme culture musicale, ainsi que de connaître par coeur le moindre tube se vendant à des milliers d’exemplaires.
Durant les années 40 et 50, elle grimpe les échelons. Elle devient secrétaire d’Herman Diaz, Jr., un directeur artistique. Aujourd’hui intégré au rôle de producteur, ce rôle était alors prépondérant. C’était lui qui dirigeait les séances d’enregistrement, choisissait le répertoire, les arrangeurs, les musiciens de session, le tout en respectant le budget alloué. Un jour, Diaz tombe malade, et envoie Gabriel à sa place. La jeune femme prouve alors sa capacité à diriger une séance. Au milieu des années 50, elle devient une des cadres de la major. En 1955, elle fait partie du commité choisissant de signer un Elvis Presley encore débutant. La même année, elle insiste pour signer Perez Prado, un artiste cubain. C’est elle qui produit le titre Cherry Pink and Apple Blossom White, qui reste dix semaines en tête des charts américains.
En 1959, elle se retrouve à la tête du label RCA Camden. Selon Gabriel, c’est une façon pour le directeur misogyne de RCA de la mettre au placard. Alors que le label est au bord de la faillite, la productrice va prendre les choses en main. S’impliquant dans les disques avec une grande efficacité, jonglant avec des budgets serrés, elle va rendre RCA Camden rentable en seulement quelques années. Une de ses meilleures idées : la série des Living Strings. Ces albums consistaient en des reprises pour orchestre à cordes de morceaux populaires. L’easy listening est à la mode, et les disques vont devenir des symboles de la musique d’ascenseur. Le faible prix du disque lui permet des ventes énormes. L’orchestre en question change de musiciens à chaque fois, ce qui permet d’éviter de payer des royalties, et donc de respecter le budget serré. Ce qui n’empêche pas l’un de ces disques de gagner un Grammy en 1968. Le concept est ensuite décliné pour guitares, marimbas, percussions, orgue et bien d’autres.
Durant les années 70, Gabriel va superviser plusieurs séries de disques. D’un côté, celle des Pure Gold, des best-of d’artistes phares de RCA, et de l’autre les Legendary Performer, centrés sur la publication de titres inédits. C’est l’un de ces disques qui permet à la productrice de gagner un Grammy personnel en 1983, dans la catégorie Meilleur Album Historique, avec « The Tommy Dorsey / Frank Sinatra Sessions ». À ce moment, Gabriel est devenue vice-présidente de RCA, avant de prendre sa retraite l’année suivante. Elle vit alors en Pennsylvanie, avant de passer ses dernières années en maison de retraite à New York, près de ses neveux, elle-même n’ayant pas eu d’enfants.
Durant ces quarante années, elle a produit plusieurs milliers de disques. On parle parfois de 5000 disques, elle-même en évoque 2500 au site Soundgirls. Elvis Presley, Perry Como, Henry Mancini, Glenn Miller, et la liste est longue : tous les artistes passés par RCA ont forcément bénéficié de son oreille. Elle cumule ainsi 15 disques d’or et deux de platine. Plus largement, elle a joué un rôle important dans les évolutions technologiques de RCA. C’est elle qui a supervisé les premiers enregistrements en stereo de la major, ainsi que le premier remaster numérique de l’histoire en 1976, avec un disque du ténor Enrico Caruso.
Sa principale force était sa capacité à superviser toutes les étapes de production d’un disque, tant sur le plan artistique, administratif ou humain. Comme elle l’explique en 1983, elle pouvait compter sur sa « connaissance et amour pour la musique, et [sa] capacité à prendre des décisions difficiles, et à s’y tenir ». Efficace, rusée, enthousiaste, on pourrait rajouter encore beaucoup de qualités à son travail, qui lui ont permis de se faire une place dans ce milieu très masculin. Elle a ainsi ouvert la voie, devenant la première femme à obtenir un disque d’or, à cumuler les postes d’A&R et productrice, à devenir vice-présidente d’une major, et ainsi de suite.
C’est ce rôle de modèle féminin qu’elle a ensuite cherché à transmettre. Comme l’explique Soundgirls, vers la fin de sa carrière, elle a cherché à fonder un groupe de séminaires et conférences pour femmes, afin de les aider à obtenir des postes de cadres. En 1990, elle publie une lettre dans le magazine Billboard : « oui, il y a des ‘femmes du disque’ dans l’industrie – et elles aussi ont des oreilles ! ». Depuis 2019, un documentaire sur son parcours hors norme est en cours de production. Intitulé Living Sound, il est prévu pour novembre 2022, date de ce qui aurait été le 101ème anniversaire d’Ethel Gabriel. Un nom qui mérite qu'on s’en souvienne.