Discorama : tous les disques d'Alt-J, du premier album au dernier, "The Dream"

Dix ans, quatre albums, une BO et une compilation : l'œuvre d'Alt-J est désormais si épaisse qu'il est possible de s'y pencher longuement, histoire d'y tisser des connexions, de mettre le doigt sur des obsessions et de disséquer l’ADN de ces mélodies mille-feuilles. De « An Awesome Wave » à son dernier album, « The Dream », tout juste paru, retour sur la discographie d’un trio britannique plus attaché à mettre en son ses rêves qu’à faire cracher les guitares dans les caves mal éclairées de Londres.
  • « An Awesome Wave » (2012)

    Au début des eighties, New Order brouillait les frontières entre la pop, le rock et les musiques électroniques. Certains des morceaux de la formation mancunienne, datés de 1986, portaient même des noms étranges, type Bizarre Love Triangle. Hasard ou non, 26 ans plus tard, un quatuor de Leeds reprenait à son compte cette forme géométrique (soit celle formée par les doigts en tapant Alt-J sur un clavier Mac), et faisait à son tour éclater les catégories bien définies.

    C’est d’ailleurs de la pop, faute de repères plus tangibles, que l’on rapprochera « An Awesome Wave », un premier album qui en contient des dizaines d'autres. Qu'elles viennent du rock (« In Rainbows » de Radiohead), du folk anglais, de la Renaissance ou même du hip-hop, toutes ces idées mélodiques se retrouvent en tout cas parfaitement maitrisées par ces éternels amoureux : de littérature (le titre de l'album est extrait d'American Psycho de Bret Easton Ellis), de cinéma (à l'origine, Alt-J ne s'appelait-il pas Films ?), d'harmonies intenses et d'arrangements labyrinthiques. De ceux qui, sur Tessellate, Fritzpleasure ou Breezeblocks, donnent systématiquement l'impression de privilégier l'efficacité à la complexité, la retenue à la surenchère.

    « This Is All Yours » (2014)

    La carrière d’Alt-J n’est pas faite de « ou », mais de « et ». Proposer une musique singulière ET assumer ses références, rester fidèle à ses racines ET s'installer à Londres, le poumon de l'industrie culturelle anglaise, assurer des dates partout dans le monde ET s'inspirer des lives pour muscler son jeu, toucher le grand public ET ne pas sacrifier ses premiers fans. Il fallait donc être sacrément talentueux pour proposer un deuxième long-format d’une telle justesse. D’autant que le guitariste/bassiste Gwil Sainsbury a quitté l'aventure entretemps, lassé par le rythme des tournées…

    C'est la toute la beauté de « This Is All Yours » : ne pas faire de choix, composer chaque chanson à l'ancienne (dans un ancien bâtiment industriel de l'Est londonien) et tout raconter, y compris les histoires d'amour qui finissent mal. Surtout les histoires d'amour qui finissent mal.

    Conséquence, on retrouve sur « This Is All Yours » tout ce qui fait l'étrangeté du son d'Alt-J : des chœurs aériens, des beats hiphop, des guitares froides, des flûtes médiévales, des samples (de Miley Cyrus, des poèmes d'Alfred de Musset, etc.) et même un triptyque où le désormais trio aborde de front les questions liées au Mariage pour tous (Arrival in Nara, Nara et Leaving Nara). Mention spéciale à Warm Foothills, où le casting (Lianne La Havas, Conor Oberst de Bright Eyes, Marika Hackman et Sivu sont aux chœurs) s'avère trompeur : il s'agit moins de s'offrir ici un coup de com' que d'expérimenter le format pop entre potes.

    « Relaxer » (2017)

    Suite à la sortie de « This Is All Yours », Alt-J a signé la BO de Leave to Remain, mais l'influence de la musique de film ne s'entend pas à l'écoute de « Relaxer ». Peut-être a-t-elle simplement encouragé les Anglais à se débarrasser de la pression du single, à faire confiance à leurs envies (« Fuck you, I’ll do what I wanna do », chantent-ils) et à s'autoriser toutes les folies une fois en studio - ce lieu où Alt-J parvient à concilier expérimentations et mélodies imparables, selon une formule peut-être davantage prévisible malgré tout.

    Ici, de 3WW à Pleader, le mot d'ordre semble avoir été « soustraction », tant Joe Newman et ses comparses se montrent ici hostiles à l'esbroufe, à cette production qui, sur « This Is All Yours », pouvait donner l'impression d'avoir affaire à un futur groupe de stades. Quelques mois après la sortie de ce troisième album, Alt-J n’hésitera d’ailleurs pas à complétement revisiter ses morceaux aux côtés d’un casting de choix (« Reduxer », où figurent Lomepal, Danny Brown et Rejjie Snow). Pour un résultat finalement peu mémorable, mais ô combien révélateur de la liberté créative et du carnet d'adresses de ces trois amis.

    « The Dream » (2022)

    Après avoir empilé les disques d’or, les Mercury Prize et les tournées sold out, Alt-J aurait pu tomber dans le piège de l’hyperactivité, avoir les traits fatigués de ces artistes qui ont plus important à faire que de se reposer. À l'inverse, les trois musiciens ont préféré avancer à leur rythme, prenant le temps au cours de ces cinq dernières années de mettre en son de vraies propositions, et pas seulement une version améliorée des albums précédents. Il existe tout de même quelques points de connexions.

    Reste qu'il existe malgré tout des points de connexions, et que personne ne tombera de sa chaise en apprenant qu'un groupe, qui envisage chacun de ses textes comme la conséquence de plusieurs fantasmes ait pu nommer son quatrième album « The Dream ». Le rêve, c'est certain, se poursuit pour le trio de Leeds, toujours aussi à l'aise lorsqu'il s'agit de passer d'une ballade touffue à des structures mouvantes. Certes, la formule est moins surprenante qu'il y a dix ans, mais elle sonne toujours aussi juste. Ne serait-ce que parce que The Actor, Happier When You're Gone et U&ME saisissent une fois de plus l’enivrant sentiment d’éternité que touchent celles et ceux qui osent se perdre sans raison dans de tels vertiges sonores.

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