Dis Agoria, c'est quoi une bonne musique de film ?

Ces quatre dernières années, Agoria dit avoir composé une centaine de morceaux. Parmi eux, un maxi avec Jacques, un album solo (« Drift ») et la B.O. de « Lucky », le dernier film d'Olivier Van Hoofstadt, réalisateur de « Dikkenek ». Ça méritait bien qu’on s’arrête deux secondes pour discuter avec lui de l'art subtil des musiques de films.

Dernièrement, tu as composé la bande-son de Lucky, la comédie d’Olivier Van Hoofstadt (Dikkenek), avec qui tu avais déjà collaboré en 2008 sur Go Fast. Le travail a-t-il été différent sur ce long-métrage ?

La B.O. a été faite dans l’urgence. Je n’avais pas forcément le temps mais c’était dur de dire non à Olivier. Un type adorable, même si très exigeant. J’étais en pleine résidence à Ibiza pour préparer ma nouvelle tournée et je venais de sortir une collaboration avec Jacques sur mon label. Alors, je lui ai fait écouter les titres de cet EP, notamment Visit, qu’il a choisi d’utiliser comme générique d’intro de Lucky. Olivier trouvait ce single loufoque et pensait que ça collait au ton de la comédie. Ça a donné la ligne directrice de la B.O.

Sur la B.O., on retrouve plusieurs artistes présents sur ton dernier album, « Drift » (Sacha Rudy, Jacques ou Blasé). Tu dirais que le score de Lucky s’inscrit dans la même lignée ?

Carrément ! On sent ici un vrai travail collectif, notamment grâce à toutes ces influences qui viennent s’entremêler. Là, l’avantage est que j’avais carte blanche. Mais ça ne m'a pas empêché de douter... Tu sais que le montage va changer, que des scènes vont être coupées et que le film que tu vois dans un premier temps va faire 1h20 plutôt qu’1h50. Il faut s’adapter. Personnellement, plus je sens la direction du réalisateur, plus je suis confiant : j'ai donc besoin de multiplier les allers-retours avec Olivier pour avancer sereinement dans la composition. Là où mon travail avec Jan Kounen (réalisateur de 99 francs et Dobermann) est différent, dans le sens où il aime recevoir des morceaux en amont du tournage pour avoir une idée du rythme des images et des scènes.

Toi, tu as une préférence ?

Disons que j’ai beaucoup de mal à me projeter en lisant simplement le scénario. J’ai besoin de connaître le réalisateur, de comprendre sa vision, d’être présent sur le tournage, de visionner les premières images afin d’être influencé par le travail du réalisateur et du chef opérateur. Un scénario, ça ne suffit pas. Un réalisateur peut faire plein de films différents à partir d'un scénario, pareil pour le compositeur. Or, une B.O. ne doit pas être un gadget quelconque : elle est censée accompagner au mieux les images, amener de la respiration et faire vibrer le jeu des acteurs.

Le fait de bosser sur une comédie, est-ce un exercice particulier ? Sachant que ce genre cinématographique laisse souvent peu de place à la mélodie…

Dans une comédie, la bande-son est souvent utilisée comme un simple accompagnement, elle est là pour appuyer des situations, créer des respirations et maintenir un certain rythme, nécessaire à l’humour. Avec Olivier, c’est l’inverse qui se passe. Il souhaitait des morceaux comme Wish Me Luck qui prennent de la place à l’écran et ne sont pas simplement là pour accompagner les images. Finalement, « Lucky » est presque un album à part entière, il peut être écouté par des personnes qui n'ont pas vu le film.

Ces derniers temps, on a l’impression que les réalisateurs.trices font de plus en plus appel aux producteurs issus du circuit des musiques électroniques, comme sur Joker ou Under The Skin. Tu l’expliques comment ?

On est face à une génération de créatifs nés avec la musique électronique. Moi, je suis d’une époque où on incarnait la musique du diable. Mais le genre a fait ses preuves, on sent que c’est la musique dominante. Si bien que n’importe quel film ou n’importe quelle série Netflix fait aujourd’hui appel à des musiciens électro. En exemple récent, il y a notamment la B.O. d’Uncut Gems, composée par Daniel Lopatin, le mec derrière Oneohtrix Point Never.

Ça peut s’expliquer aussi d’un point de vue économique, non ? Un producteur coûte forcement moins cher qu’un orchestre symphonique…

C’est vrai que la réalisation des B.O. est tout de suite plus simple quand elle est réalisée par un mec seul derrière ses machines. On sait qu’il faut produire plus vite désormais, et les musiques électroniques répondent à ce besoin également. Il faut être en phase avec les sonorités de son temps et je pense que l’électro, la house ou la techno permettent ça. Quoi qu’on en dise, ça reste les musiques les plus novatrices.

Certains compositeurs de musiques de films disent avoir souvent manqué de temps pour réaliser leur B.O. Toi qui en a réalisé plusieurs, tu as toujours eu le temps nécessaire pour aller au bout de tes idées ?

Ce que je vais dire va peut-être me jouer de mauvais tours, mais je suis nettement plus à l’aise dans l’inconfort... Je m’éclate davantage lorsque je suis dans l’urgence et confronté à des choix rapides. Si j’avais un orchestre à disposition et des mois devant moi, je me perdrais. Ce n’est pas pour rien si Ennio Morricone et John Williams avaient tout un tas d’assistants avec eux : ça a beau être des orfèvres absolus, c’est un travail de dingue de réaliser de telles orchestrations tout seul.

Tu viens de citer deux compositeurs mythiques. Il y a des B.O. électroniques qui t’inspirent particulièrement ?

Celle de Suspiria, réalisée par Goblin, est complétement dingue. Toutes celles composées par John Carpenter également. Interstellar, dans un autre genre... D'ailleurs, ça m'éclaterait de composer une bande-son pour un film de science-fiction, surtout s'il est réalisé par Christopher Nolan. Mais je dois avouer être plus influencé par le travail de sound designers comme Nicolas Becker ces derniers temps. Il a bossé sur Premier contact ou Gravity, avec des réalisateurs comme Ridley Scott ou Denis Villeneuve, et sa façon de d’approcher le son m’influence beaucoup. Je l’avais invité sur « Drift » et j’ai compris qu’il était possible de mêler musique et outils technologiques, de faire en sorte que la musique soit autant déclenchée par les instruments que par les murs ou les amplis eux-mêmes.

Tu te verrais t’investir davantage dans les musiques de films, quitte à délaisser ta carrière solo ?

J'ai fait des études de cinéma, je suis très sensible à l'image et j'ai toujours voulu faire les deux. J'ai autant besoin de tourner en clubs que de me cloisonner en studio, de composer des albums techno ou pop que de me perdre dans les images d’un réalisateur. En cela, l’exercice de la B.O. est libérateur : c’est tellement important de se mettre dans la tête de l’acteur ou du réalisateur, de visualiser la scène et les émotions suggérées que tu finis par t’oublier complétement. Ça fait beaucoup de bien de ne pas être centré sur ma petite personne, ça soulage mon petit ego.

Crédit photos : Bruno Rizzato.