Comment un groupe de cold wave biélorusse est devenu viral sur TikTok

L’un des morceaux du groupe Molchat Doma, intitulé « Sudno » et chanté en russe, cartonne sur le réseau social préféré des adolescents et adolescentes, où il sert notamment à illustrer une vie romancée au pays de Poutine. Mais le groupe, un symbole en Biélorussie, ne peut se résumer à un simple phénomène sur le web.
  • Les paroles de Sudno, qui font référence à un poète (Boris Ryzhy) aux tendances suicidaires et à la mort (« la vie est dure et inconfortable, mais c’est confortable de mourir ») ne sont pas très enthousiasmantes. La rythmique et le doux son nostalgique des synthés le sont. Cela a suffi pour que le titre se retrouve, en l’espace de quelques semaines, sur plus de 150 000 vidéos partagées sur TikTok, l’application la plus téléchargée de 2020 et réseau social préféré des jeunes adolescents en quête de reconnaissance.

    D’après Pitchfork, la première vidéo avec la chanson de Molchat Doma a été réalisée par un jeune homme de 22 ans, Jakob Akira. Il se met en scène pour demander à une fille si elle veut l’embrasser devant un bâtiment que l’on aperçoit sur la pochette d’un de leurs albums, « Etazhi », sorti en 2018. Il explique : « Beaucoup de jeunes adultes aiment atténuer le stress de la société capitaliste moderne en se retranchant dans une version très romantique de la Russie soviétique et de ce que la société aurait pu être dans les années 1980. »

    Depuis, la chanson a fait son chemin, et se retrouve sur des vidéos où l’on peut voir des jeunes filles faire défiler leur garde-robe à toute vitesse au rythme de la chanson, des images de fêtes dans des hangars, d’un chien avec des lunettes ou d’une vie insouciante et nostalgique d’une époque que ces internautes n’ont pas connue.

    Molchat Doma pourrait se résumer rapidement à un phénomène viral. Mais le groupe fait aussi partie d’un mouvement musical plus large baptisé « Russian Doomer » (de la sythwave douce et déprimante chantée en russe), et est devenu le symbole d’une jeunesse biélorusse, certes en plein spleen, mais surtout en quête de liberté. Le trio composé d'Egor Shkutk, Roman Komogortsev et Pavel Kozlov s’est formé en 2017 à Minsk, capitale de la Biélorussie. Un pays qui ne veut plus de son « président », Alexandre Loukachenko, en place depuis 1994 et qui vient tout juste d’être réélu. Depuis plusieurs semaines, les Biélorusses manifestent pour son départ. Récemment, le pays a fermé ses frontières (à cause du Covid-19) et nombreux, notamment l’opposition, affirment que cette décision vise à cacher les crimes commis depuis le début des manifestations.

    Un contexte politique qui pousse la population à se révolter. Et pour les plus jeunes, à chercher la B.O. de ces événements avec des sonorités déprimantes et optimistes qui reflètent leur état d’esprit. « Si la Biélorussie était de la musique, cela ressemblerait au Molchat Doma », lâche Polina Besedina, 20 ans, au New York Times. « Ces types comprennent ce que nous vivons actuellement », renchérit une autre jeune fille, toujours au journal américain. 

    Ceci étant dit, le groupe, qui avait terminé son nouvel album « Monument » avant les manifestations d’août 2020, ne parle pas de politique dans sa musique, principalement pour éviter les sanctions et la prison. Mais aussi parce que même sans en parler frontalement, leur succès et le fait qu’il existe sur la scène internationale est fatalement politique, et projette la lumière sur le pays d’une manière indirecte (même si leur vision du pays est romantique et idéalisée, comme les vidéos sur TikTok, et ne reflète pas la réalité). « Un Américain serait choqué s'il devait vivre dans l'un de nos appartements », a déclaré Pavel Kozlov.

    Mais si la musique de « Doomer » est populaire aujourd’hui, c’est aussi parce que le futur ne semble pas très réjouissant. Les pochettes d’albums, sur lesquelles on peut voir des bâtiments de l’époque de la Perestroïka (les réformes menées par Mikhaïl Gorbatchev pour restructurer l’URSS et introduire une certaine liberté d’expression) sont une manière de rappeler que l’utopie moderniste des années 1980 a échoué. Molchat Doma parvient quand même à réunir deux mondes, l’ancien et le nouveau. Deux mondes que tout oppose, mais avec la même envie : celle d’un meilleur futur.