2023 M09 19
Dès la scène d’introduction épique (32 minutes !) du film, on comprend qu’il va y jouer un rôle important.
Au cœur de la bacchanale organisée dans un manoir de Los Angeles, le jeu de trompette tout en agilité de Sidney Palmer (Jovan Adepo de The Leftovers) et la bande originale démente de Justin Hurwitz nous guident en nous faisant littéralement zigzaguer au milieu de la folle décadence du Hollywood des années 1920, où les pontes de l’industrie du cinéma font la fête comme si demain n’existait pas.
Nul excès dont il est témoin ne peut le perturber : sa musique et la fête doivent continuer coûte que coûte.
Le lendemain matin, Sidney rentre chez lui et se couche dans des conditions pour le moins précaires. Comme les autres outsiders au début du film, Lady Fay Zu, Manuel et Nellie, il n’est invité à jouer à la table des puissants que ponctuellement. Mais comme les autres, il voit son quotidien très modeste être bouleversé par l’arrivée du cinéma parlant.
La révolution du son permet à Sidney d’être entendu avec son orchestre dans les films, et bientôt, filmé sur les plateaux, où il devient une star à part entière au service d’un studio. Le public blanc – du moins une partie – veut voir des noirs à l’écran. À son tour d’avoir droit à un manoir démesuré et aux clés d’une Rolls Royce Phantom. Désormais, il est invité aux grandes réceptions non plus en tant que musicien professionnel, mais en tant que personnalité, ou presque.
En apparence, il est incontestablement un des gagnants de cette transition, mais comme il reste encore une exception à Hollywood – il est toujours la seule personne noire présente – on ne s’adresse pas à lui normalement mais avec un ton paternaliste et condescendant, qui lui fait implicitement comprendre qu’il n’est pas à sa place, et qu’il reste une sorte de clown fétichisé, au service des riches blancs pour les divertir.
Et une scène en particulier – l’une des plus fortes du film – vient lui confirmer ce statut. Elle est tellement dégradante qu’il est impossible de l’oublier. Parce que l’éclairage d’un plateau ferait passer Sidney pour un blanc – soi-disant – Manny, lui demande de se maquiller avec une blackface. Il serait en effet inimaginable de diffuser dans le sud du pays un film avec un orchestre soupçonnable d’être mixte.
Eh oui, la ségrégation raciale est alors encore incontournable aux Etats-Unis. Et cette scène ne sort pas de nulle part, puisque Chazelle a pris exemple sur ce qu’ont pu vivre Duke Ellington et Louis Armstrong sur les plateaux à leur époque au début des années 1930, même si le personnage de Sidney a surtout été inspiré par le batteur de jazz Curtis Mosby, qui a joué comme eux dans des films lors des débuts du cinéma parlant.
Les responsables du studio poussent même la lâcheté jusqu’à demander à quelqu’un lui-même issu d’une minorité (Manny) de se charger de cette demande terriblement humiliante auprès de Sidney.
Même s’il a lui-même progressé dans la hiérarchie, Manny n’a lui non plus pas d’autre choix que d’obéir aux ordres, et il va jusqu’à culpabiliser Sidney en faisant reposer la sortie du film et le paiement de ses musiciens sur son choix de se maquiller ou pas. Le malaise à l’écran entre les deux personnages est gigantesque, mais Sidney doit obtempérer en contenant sa rage dans son jeu de trompette.
Avec cette scène, Damien Chazelle scelle la fin de l’amitié entre les deux – broyée par le racisme de studio impitoyables – et le destin de Sidney Palmer. Le trompettiste n’était pas prêt à vendre son âme à Hollywood pour devenir une star. Il aurait simplement voulu être respecté en tant que musicien et personne, mais c’était trop demander à ses contemporains.
En démissionnant sur le champ et en laissant les clés de sa Rolls, il privilégie l’intégrité à la célébrité, et retourne jouer avec un groupe réduit dans un petit bar plein de charme, à l’opposé du luxe artificiel auquel il a brièvement goûté.
Contrairement à la plupart des personnages du film, au moins ne finit-il pas mort prématurément. C’est même lui qui enterre symboliquement les autres personnages, puisque le son de sa trompette accompagne l’apparition des nécrologies dans les dernières minutes du film. Peut-être une façon pour Damien Chazelle d’offrir une forme de justice et de morale à la fin de la trajectoire de ce personnage perdu un temps dans une industrie amorale.