2022 M07 25
Pour définir le son des années 1960, il est possible de simplement mentionner le travail de Phil Spector. C’est évidemment très réducteur, clairement incomplet, mais cela permet néanmoins d’évoquer un son sophistiqué, faussement innocent, une révolution en cours et une méthode de travail finalement assez proche du travail à la chaîne (hi-fi). À l'époque, ce sont bel et bien les producteurs qui dictent la cadence, tandis que les interprètes, presque interchangeables, obéissent aux ordres et n’ont d’autre mission que de transformer chaque mélodie, chaque refrain, chaque couplet en hits potentiels.
Sachant cela, il est donc logique d’apprendre que Be My Baby (The Ronettes), The Loco-Motion (Little Eva), Spanish Harlem (Ben E. King), River Deep Mountain High (Ike & Tina Turner) ou Leader Of The Pack (The Shangri-Las, qui rappelle l'engouement au début des sixties pour ces chansons au sujet d'adolescents sur le point de mourir) ont pris forme au sein du Brill Building : cette veritable usine à tubes où auteurs, éditeurs, arrangeurs, orchestrateurs, musiciens et attachés de presse travaillaient main dans la main dans l’idée de s’accaparer le paysage pop.
Aujourd’hui, à se balader au coin de Broadway et de la 49e rue, à New York, impossible d’imaginer que ces bureaux somme toute traditionnels habitaient autrefois les producteurs les plus doués d’Amérique. Ou du moins, ceux qui étaient capables de traduire les évolutions technologiques en cours dans des pop-songs aptes à séduire les oreilles du grand public. On doit, par exemple, la popularisation des échos et des overdubs à Mitch Miller, tandis que des duos de compositeurs enchaînent les titres (Burt Bacharach et Hal David, Ellie Greenwich et Jeff Barry ou encore Jerry Leiber et Mike Stoller, à qui l’on doit Jailhouse Rock et Stand By Me) et qu’Aldon Music s’occupe de réunir au sein d’un même étage musiciens et interprètes. Ceux censés toucher le cœur des adolescents !
Bonne nouvelle : Carole King, Little Eva, Tom Jones ou les Shirelles ont tous moins de 25 ans et peuvent incarner avec talent cette pop romantique, sophistiquée, efficace et juvénile par essence. Résultat : le Brill Building devient rapidement l’épicentre du « sound of wall » théorisé par Phil Spector, la maison-mère d’une certaine conception de la pop, où tout est pensé pour plaire et répondre à des codes esthétiques précis. Pas pour rien, finalement, si quelques figures de la British Invasion (The Animals, Dusty Springfield, The Beatles) finissent par fréquenter les lieux le temps d'une ou deux chansons.
Derrière la quête de succès, et la mise en concurrence que cela implique, le Brill Building a toutefois permis l’éclosion d’une véritable scène féminine (The Shirelles, The Ronettes, The Crystals), voire même la mise en lumière d’artistes noirs, jusque-là injustement condamnés aux seconds rôles, et la popularisation de récits loufoques : à titre d'exemple, Love Potion No9 des Clovers raconte l’histoire d’une chanteuse qui, après avoir acheté un aphrodisiaque trop fort à un gitan, finit par embrasser un flic...
Les méthodes de production n’étaient certes pas très sexy - des sessions de plusieurs heures et des gammes à répéter, selon une démarche qui tient plus du geste mécanique que de la liberté artistique - mais elles ont fourni à plusieurs générations la BO d’une adolescence éternelle. Celle dont le souvenir, pour paraphraser Brian Wilson au sujet de Be My Baby, a le « pouvoir de rendre le monde meilleur ».