2020 M07 24
Ils sont finalement rares les clubs qui, bien des années après leur fermeture, donnent l’impression de pouvoir traverser les décennies sans rien perdre de leur aura. Parmi eux, l’Haçienda n'est pas des moindres, ne serait-ce que pour son architecture (conçue par Ben Kelly, également à l'origine de la vitrine du célèbre magasin de Malcolm McLaren et Vivienne Westwood à Londres), son mode de fonctionnement particulier (de l’inauguration du club le 21 mai 1982 à sa fermeture en 1997, chaque client aurait coûtait dix livres aux propriétaires), sa programmation pointue et les différentes anecdotes qui jalonnent son histoire (dont certaines ont été compilées dans 24 Hour Party People, l'excellent film de Michael Winterbottom).
Florilèges : de l'architecture à la décoration, des bornes de circulation qui entourent la piste de danse aux poteaux sanglés de bandes jaune et noir, tout est fait pour rappeler que l'on met les pieds dans une usine (une « factory », du nom du label mancunien à l'origine du projet) ; les membres de New Order, dont les royalties servent à financer le club, ne parvenaient pas toujours à y entrer gratuitement ; les bières y étaient vendues à prix coutant ; les concerts étaient filmés et offerts sur cassette aux groupes après leur prestation ; Laurent Garnier y a découvert la house et est passé derrière les platines sous l’alias DJ Pedro ; Ian Brown (The Stone Roses) et les frères Gallagher venaient s’y oublier, tandis que Shaun Ryder (Happy Mondays) y écoulait sa dope ; les membres de Einstürzende Neubauten ont joué un concert muni d’une foreuse pneumatique dans l’idée de s’attaquer au pilier central de la salle ; Madonna y a donné sa première performance retransmise à la télévision européenne ; Nico y a donné son ultime concert ; Teadrop Explodes y ont joué un concert devant 8 spectateurs, la faute aux programmateurs qui souhaitaient organiser un concert secret et ont complétement oublié de relayer l'info.
La vérité est que l’Haçienda est un fiasco dès ses débuts. Les salariés sont surpayés, le club est ouvert sept jours sur sept quand bien même il est vide la plupart du temps, son architecture, impressionnante, tient finalement plus de la galerie d’art que de la boite de nuit, mais sa programmation, exigeante et défricheuse (Grandmaster Flash, Jesus & Mary Chain, William S. Burroughs, The Smiths, Cocteau Twins) crée peu à peu sa réputation. « L'Haçienda, c'était un peu la BBC des nightclubs, racontait Paul Cons, un promoteur à l'origine des soirées Flesh, interdites aux hétéros, de loin les plus rentables de l'Haçienda. Le club faisait penser à un centre de création subsidié, sans aucun impératif de rendement... Libre d'explorer et d'expérimenter. Sauf qu'il ne recevait pas de financement - tous les fonds semblaient provenir de New Order. »
Au-delà des concerts, ce sont bien les soirées Nude, importées de New York par Mike Pickering en 1986, qui se chargent de dynamiser l’activité de l’Haçienda – et d’en faire autre chose qu’un lieu glacial et arty. Pendant les vacances d'été, Tony Wilson et ses acolytes décident ainsi de supprimer les concerts (un vrai gouffre financier) et de les remplacer par des DJ, bien conscients, comme le prétend Rob Gretton (manager de New Order, et membre actif de Factory Records), qu'ils sont « le prochain truc à la mode, les prochaines superstars ; on devrait en prendre soin ».
Rapidement, l'Haçienda devient la terre d'accueil des clubbeurs anglais persuadés que Manchester est alors aux avant-postes des musiques électroniques. C'est l'époque de l'acid house, des soirées hystériques et du second Summer of Love.
L'Haçienda, autrefois si austère, devient un lieu de débauche où les clients débarquent avec des vêtements riches en couleurs hérités des hippies, avec pour seule envie de gober quelques cachets d’ecstasy et d’aller s’abandonner sur la piste de danse. Pour gagner de l'argent, et afin de compenser les ventes de bières en nette baisse, le club propose alors des bouteilles d'eau à deux livres et tente tant bien que mal de faire le tri parmi ses vigiles, accusés d'être impliqués dans la vente de drogues et les règlements de compte à coups d'armes à feu qui émanent aux abords ou à l'intérieur du club.
C'est la grande époque de Madchester, celle où les gangs pullulent, celle où le rock et la dance music célèbrent leur union dans les albums des Stone Roses ou des Happy Mondays, celle où, derrière les orgies provoquées autant par les rythmes hédonistes d’A Guy Called Gerald que par les cachetons qui se revendent par paquet, les premiers drames apparaissent : en 1989, une jeune femme meurt d'une hémorragie interne après une prise d'ecstasy, la mafia prend peu à peu le contrôle de l'Haçienda et, en 1997, le club perd sa licence IV, quelques jours avant de fermer définitivement boutique et de vendre le bâtiment à des promoteurs immobiliers.
« Si, à de nombreux égards, l’histoire de l’Haçienda n’est pas très reluisante – les gangs, la drogue, la violence, les flics –, il reste la légende, raconte Peter Hook dans Haçienda : la meilleure façon de couler un club. C’était un superclub avant même l’invention du terme ; c’était le berceau de l’explosion acid house dans le nord de l’Angleterre et l’œil du cyclone de Madchester, deux mouvements musicaux qui ont fait le tour du monde ; elle a abrité trop de soirées et de concerts géniaux pour tous se les rappeler. »