2021 M06 28
C’est un immense hangar, dont on distingue à peine l’entrée dans l’Upper Darby de Philadelphie. Le plafond est haut ; pourtant les étagères, remplies à ras bord, l’atteignent sans peine. Pas de décoration, si ce n’est un squelette avec un écriteau : « Le dernier gars qu’on a surpris à voler ». À perte de vue, les disques occupent la totalité de la surface. Il y en aurait pas moins de cinq millions, disponibles à la vente, dont quatre millions de 45 tours.
Et si le magasin, fondé en 1972, s’appelle R’n’B Records, c’est parce qu’on y trouve exclusivement des musiques afro-américaines, du gospel à la funk et tout ce qui s’ensuit. Une mine d’or pour les collectionneurs et passionnés, qui n’hésitent pas à venir du monde entier pour y puiser. Le magasin fait surtout autorité sur le doo wop, sous-genre du r’n’b des années 50-60, reposant sur des harmonies vocales (pensez aux Platters).
Cette boutique est le projet d’une vie pour son créateur, Val Shively, âgé de 77 ans. Personnage haut en couleurs, il a connu son premier choc à 12 ans à l’écoute de Don’t Be Cruel d’Elvis Presley. Plus tard, à la radio, il découvre les musiques noires, qui deviennent son unique obsession. Dès ses 15 ans, sa collection dépasse déjà le millier de disques, raconte-t-il. « Certains appellent ça une addiction. Pour moi, c’est une maladie. » Après plusieurs petits boulots, et après avoir vendu ses premiers disques directement depuis sa voiture, il ouvre son magasin en 1972. L’objectif : gagner assez d’argent pour enrichir sa collection personnelle. Aujourd’hui, elle compte pas moins de 11 000 disques précieux, dont certains valent plus de 10 000 dollars.
Mais Val souhaite aussi partager sa passion. Très bavard, il fait preuve d’une connaissance encyclopédique impressionnante sur les musiques qu’il vend. En revanche, il est aussi très colérique et n’hésite pas à expulser de son magasin ceux dont l’attitude lui déplaît. Interdiction de discuter le prix, de se plaindre de l’absence d’un disque, ou tout simplement d’avoir un propos jugé déplacé. Plus encore, alors même que l’entrée du magasin est dure à repérer, la porte métallique est frappée d’un signe de sens interdit. Avec une précision, en petits caractères : « à moins que vous sachiez ce que vous voulez ».
Parce que si votre plaisir est de fouiller les bacs à la recherche de la perle rare, sachez que cette pratique est purement interdite chez Shively. Son business repose d’abord sur la vente par correspondance, et il faut entrer avec une liste de ce qu’on cherche. De toute façon, il serait impossible de retrouver quoi que ce soit dans l’immense capharnaüm du magasin et ses allées minuscules. Un seul homme sait s’y repérer : Chuck Dabagian, l’assistant de Val depuis toujours. Et il en a toujours été ainsi. Val a acheté son local actuel en 1990 ; dès 1991, il en perdait le contrôle, suite à l’achat d’un million de 45 tours à une entreprise de jukebox en faillite.
De tout ça, et des milliers d’histoires qu’il peut raconter, Val ne regrette rien. Sa principale interrogation : que faire du magasin, et de sa collection, après sa mort ? Il ne veut pas en imposer la gestion à son épouse, mais s’avère incapable de s’en débarrasser lui-même. Un collègue collectionneur souhaite pousser la bibliothèque du Congrès à racheter sa collection. Surtout, il suggère d’aller s’entretenir longuement avec le disquaire, afin de consigner son impressionnante connaissance musicale. Car Shively, on peut le dire, tourne à la même vitesse que les disques qu'il vend.
Plus d'infos sur son site officiel.