2022 M10 31
Vingt ans après, il y a toujours deux façons d'appréhender 8 Mile. La première revient à penser que le long-métrage de Curtis Hanson, initialement proposé à Danny Boyle et Tarantino (ce dernier était alors occupé par Kill Bill), ne serait qu'une tentative de policer l'image d'Eminem, effaçant toute trace d'homophobie, de provocations et de comportements outranciers. L'objectif : rassurer les parents inquiets de voir leur progéniture s'enthousiasmer pour un rappeur alors au sommet de sa gloire, appelant à tuer sa mère, parodiant Ben Laden et avouant à qui veut bien l'entendre que sa chevelure blonde décolorée est due à une mauvaise soirée de défonce sous ecstasy.
La seconde manière d'approcher 8 Mile est intrinsèquement liée à la première : il s'agirait de surfer sur la côte de popularité d'Eminem pour raconter une histoire universelle, à même de toucher au-delà du microcosme hip-hop. Celle d'un beautiful loser, condamné à perdre mais bien trop doué pour ne pas accomplir ses rêves et se créer petit à petit l'opportunité de percer dans le rap.
L'une des grandes forces de 8 Mile, au-delà de sa profonde humanité et du jeu d'acteur de Marshall Mathers, étonnamment bon, ce dernier apparaissant dans chaque scène du film, c'est aussi d'offrir des performances mémorables d'Eminem. À l'image de cette scène où l'Américain, dans une cave, s'approprie l'instru de Shook Ones, Pt. II de Mobb Deep le temps d'une battle impressionnante de sincérité, de technique et d'autodérision.
Il y a aussi Lose Yourself, le premier morceau de rap à gagner un Oscar, l'un des plus gros tubes d'Eminem, celui qui fait du petit gars de Detroit le rappeur préféré de ceux qui n'écoutent pas de hip-hop et dont on découvre les lyrics originaux via le carnet de notes de son alter-ego fictionnel (Rabbit). À noter que le papier original a depuis été vendu aux enchères pour 10 000 dollars.
Impossible pour autant de limiter 8 Mile à ces deux séquences. Le film transpire le rap : on l’entend dans le phrasé des protagonistes, on le voit à leur démarche et à leur look, on le ressent dans le choix du titre (la 8 Mile Road est une route servant de frontière entre le ghetto black et le quartier white-trash de la ville), hautement symbolique à une époque où l’on se demandait encore si un prolétaire blanc pouvait incarner une musique essentiellement noire.
À écouter la BO, Eminem ne s’est visiblement pas embarrassé de ce genre de questions. Il y a réuni tous ses potes (50 Cent, Obie Trice, D12), a mis entre parenthèse le clash Jay-Z/Nas (tous les deux invités sur le projet) et a su s’éclipser quand il le fallait (il n’est finalement présent que sur 5 des 16 morceaux). Ainsi, ce bon vieux Slim Shady a réussi à prolonger le succès du long-métrage : produit pour 41 millions de dollars, 8 Mile en a rapporté six fois plus, tandis que la soundtrack s'est écoulé à plus d'un million d'exemplaires en à peine deux semaines. Mieux encore, lors de ses dix premiers jours d'exploitation en DVD, le film aurait rapporté 75 millions de dollars en ventes et en locations.
Dans l’idée de prolonger l’univers de 8 Mile, son atmosphère brumeuse, son ambiance caverneuse, Eminem et son équipe ont également eu l’idée d’une compilation additionnelle. Ce qu’on y trouve ? Le rap lugubre de Mobb Deep, quelques références obligées (2Pac, Biggie), des électrons libres (OutKast, The Pharcyde) et différents classiques de la dynastie Wu-Tang (Shimmy Shimmy Ya d'ODB, Bring Da Pain de Method Man, C.R.E.A.M. de l'ensemble du crew).
À l'évidence, Eminem s’est fait un gros kiff. En 2002, il pouvait de toute façon tout se permettre, quitte à profiter de l’aura de son faux biopic pour mettre en lumière ses artistes préférés, ceux dont les morceaux ont fait bien plus qu’inspirer le ton assez sombre de 8 Mile : en fin de compte, ils correspondent tout simplement à son ambition, populaire et réaliste.