Que penser du nouvel album de Damon Albarn ?

Il n’y a pas que sept ans qui séparent « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows » du premier album solo de l'Anglais, « Everyday Robots ». Il y a surtout tout un monde, une ambition et une vision de la pop music, rarement autant mise à poil dans la discographie du leader de Blur et Gorillaz.
  • À l'inverse de ce qui se passe ces dernières années en Angleterre, un pays qui a toujours nourri une tendresse au premier degré vis-à-vis des fauteurs de trouble équipés d'une guitare électrique, Damon Albarn a préféré enregistrer son deuxième album solo loin de ce pays dont il arborait autrefois le drapeau sur les épaules. À 53 ans, peut-être a-t-il voulu mettre à bonne distance les soubresauts politiques qui agitent dernièrement le Royaume-Uni (le Brexit, etc.). Peut-être a-t-il voulu également procéder comme il l’a toujours fait : en fonction de ses envies, de ses humeurs et de ses voyages, en lien avec une discographie où le retour à la maison (la Britpop, les refrains de fins de soirée, la fast life londonienne, etc.) semble éternellement différé.

    La forme de « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows », enregistré entre l’Islande et le Devon, les disques de Nick Drake et Arvo Pärt en tête, n’est pas aussi pop et accessible que celle proposée sur « Everyday Robots », son premier album. Qu’importe : ce virage planant, presque atmosphérique, promet à son univers un nouveau chapitre d’une intensité inédite. C’est en effet la première fois que l’Anglais, sans mettre de côté son ADN pop, s'aventure vers des mélodies qui s'autorisent la lenteur, la soustraction, le silence, selon une approche que n'auraient pas renié David Bowie (période « Blackstar ») et Mark Hollis.

    « Mon nouvel album puise ses racines, son ADN même en Islande, raconte Damon Albarn dans une interview aux Inrocks. Je passe ma vie à regarder la baie et la paix depuis la grande fenêtre de ma maison - le disque ne pouvait être que contemplatif. J’aime la majesté mais aussi la violence qu’incarne la montagne Esja (un des morceaux de l’album est d’ailleurs dédié à ce lieu, ndr), qui domine ma maison comme un géant assoupi. C’est pour elle que je chante depuis ma fenêtre, elle est devenue ma confidente. »

    Un cocon sensitif, voilà ce que pourrait être « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows ». Une odyssée sonore, même, soulignant un fait essentiel à la compréhension de la discographie éclectique de Damon Albarn : sa volonté de flatter les oreilles de l’auditeur, de lui offrir un espace de sécurité, de bien-être, y compris lorsque ses mélodies sont perturbées par des sentiments contradictoires. Darkness To Light, dit l'un des onze nouveaux morceaux, et c'est effectivement tout l'intérêt de ce deuxième album : fournir des chansons qui réchauffent l'hiver, privilégient les émotions, soignent le bourdon et rappelent que chez le Britannique, la musique a toujours été une histoire de sensations qui entrent en collision, de projets qui en alimentent d’autres jusqu’à façonner une œuvre.

    Damon Albarn l'a dit et répété : au départ, « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows » devait être plus orchestral, contenir nettement plus de cuivres. Finalement, seuls ses lives auront cette dimension, ce qui n'empêche pas la version studio, pensé aux côtés de ses fidèles - Simon Tong (The Verve, Gorillaz) et Michael Smith (Blur, Gorillaz) -, d'offrir une alternative à toute idée de réalité, de pesanteur, grâce à une pop vaporeuse et songeuse.

    C'est The Cormorant, où la voix d'Albarn trahit une envie de se débrancher du rock pour aller vers des grammaires plus lentes, plus patientes. C'est la chanson-titre, où les arrangements gracieux donnent envie de rester dans le lit, avec le spleen automnal comme partenaire particulier. C'est Royal Morning Glue et son groove dansant, hérité d’une conception purement britannique de la new wave. C'est Combustion, son instrumentation bruitiste et sa construction mélodique, censées accentuer l'angoisse. C'est ce saxophone perceptible à diverses reprises et qui, chez d'autres artisans de la pop, sonnerait désuet ou ringard.

    La grande affaire de « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows », qui ne faiblit jamais pendant les quarante minutes stimulantes qui constituent l’album, c’est de réussir à créer l’illusion d’un disque affranchi de toutes contraintes, alors que tout est en réalité maîtrisé, mis en son avec minutie, savamment ordonné par un véritable maniaque. Certains trouveront peut-être ce disque prétentieux, les nappes de synthés un rien pompeuses. C'est tout l'inverse : ce long-format est simplement le résultat d'un dialogue fertile entre instruments, la symphonie paisible d'un artiste qui privilégie désormais la retenue et la discrétion aux refrains emphatiques d'une pop-star.

    Consciemment, l'Anglais vient donc une de fois de plus brouiller les frontières : « The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows », ce n'est ni un album de pop, de rock, de jazz ou de symphonies minimales. C'est un disque de Damon Albarn, fidèle à son auteur, inclassable et réconfortant.

    Crédits photo : Steve Gullick.