Pourquoi "Marquee Moon" de Television est le disque le plus important du punk

Le samedi 28 janvier 2023, le rock a perdu une icône : Tom Verlaine. Le musicien américain, fondateur du groupe Television et excellent guitariste, est décédé à l’âge de 73 ans à l’issue « d’une courte maladie ». À son CV, on pourra dire qu’il a changé la face du rock en 1977 avec « Marquee Moon », un album impeccable du début à la fin dont l’influence est encore 45 ans après incommensurable.
  • Les vrais chefs-d’œuvre en musique ne sont pas les albums qui sont populaires, ni ceux qui possèdent des tubes. Ce sont ceux dont l’influence sur les générations présentes et futures est tellement grande qu’elle ne peut se mesurer. « Marquee Moon » de Television, sorti en février 1977 sur le label Elektra, fait partie de l’élite musicale. Pas uniquement parce que sans ce disque, Felt, Pavement, les Strokes, U2, REM, les Pixies, Sonic Youth, les Red Hot ou plus récemment Real Estate n’auraient peut-être pas existé, mais aussi et surtout parce que « Marquee Moon » est le disque le plus représentatif du New York des années 1970. Au milieu des New York Dolls, de Talking Heads, de Blondie, de Patti Smith ou encore de Roxy Music, Television aura été le roi. 


    Petit, à Morristown dans le New Jersey, Thomas Miller étudie le piano et le saxophone. Il adore le jazz de Coltrane mais se prend aussi les Rolling Stones en pleine face. Fan de poésie, d’où son nom de scène Tom Verlaine en référence à Paul Verlaine, l’adolescent grandit avec un rêve en tête : devenir poète. Une ambition partagée par son ami du collège, Richard Meyers. Ce dernier, qui ne s’appelle pas encore Richard Hell, part vivre à New York pour mener une vie de bohème. Thomas le rejoint et les deux survivent en effectuant des petits boulots et en publiant des nouvelles et de poèmes dans les magazines et journaux locaux.

    Au même moment, Thomas, qui est plus du genre à lire Gérard de Nerval ou Emma Goldman au coin du feu que d’aller pogoter devant les Stooges, cogite pas mal. Et s’il mélangeait l’écriture, le rock, le jazz et l’esprit punk, celui qui le pousse à ne pas suivre les règles et le courant musical actuel, en formant un groupe ? Thomas et Richard recrutent Billy Ficca et forme Neon Boys. Un deuxième guitariste, Richard Lloyd, rejoint la bande qui change de nom pour devenir Television. On est alors en 1973 et les Américains commencent à monter sur scène et à se faire un petit nom dans l’underground new-yorkais.

    Si une scène est en train de naître, avec notamment The Dictators, Suicide, Blondie, Talking Heads ou encore les Ramones, bien aidée par l’ouverture d’un club — le CBGB situé dans le Lower East Side — qui deviendra vite le repère de jeunes cool kids, Television est au début un outsider. Ils sont rangés dans la case des « intellos » et le son qui se dégage des enceintes n’est pas noyé dans la masse : il est épuré et d’une clarté rare pour l’époque. Le groupe fait la rencontre de Brian Eno en 1974 et enregistre avec lui les cinq premières démos de Television. Island Record est intéressé. Le problème, au-delà du fait que Tom Verlaine est ce qu’on appelle un perfectionniste et qu’il ne peut déjà plus supporter le drogué Richard Hell, est qu’il ne s’entend pas avec l’ancien membre de Roxy Music. Verlaine trouve que les démos sont mauvaises et les range dans un tiroir. Sans label, Tom est de plus en plus incertain, parano et compliquée à vivre. Il est persuadé que Brian Eno a refilé les démos à Bryan Ferry et que ce dernier lui a volé ses idées. Il s’en prend aussi un soir à Lou Reed qui serait venu à l'un des concerts du groupe avec un enregistreur cassette pour, là encore, lui piquer ses démos.

    Les rock critics de l’époque ne sont pas tendres avec ces gosses de riches qui viennent d’une école privée et qui se revendiquent punks. Lester Bangs trouve par exemple qu’ils sonnent plus comme les héritiers des Grateful Dead avec « des longs solos chiants » (sic) que les enfants du Velvet Underground. On compare à juste titre Tom Verlaine à Richard Thompson (Fairport Convention) ou encore à John Cipollina (Quicksilver Messenger Service). Bref, les doutes s’envolent quand la formation signe en 1976 avec le label Elektra et débute l’enregistrement de « Marquee Moon », son premier album. Richard Hell est loin, Verlaine est le leader et ça fait 3 ans qu’ils écument les salles new-yorkaises comme le Max’s Kansas City ou le CBGB. Ils sont prêts. Le single Little Johnny Jewel sorti en 1975 (enregistré en mono sur un label créé de toute pièce par le manager du groupe) avait annoncé la suite : le groupe n’est pas là pour faire du rock débile de 2 minutes avec trois accords barrés (musicalement, on est plus proche de King Crimson que des Sex Pistols). Il est là pour élever le niveau.

    En novembre 1976, accompagné par Andy Johns — un ingénieur du son et producteur anglais qui a notamment bossé sur « Exile on Main St. » des Stones — Television entre dans le A&R Studios, un lieu mythique où Coltrane, Dylan ou encore Van Morrisson sont passés avant eux. Tom Verlaine a une idée bien précise de la manière dont il veut faire sonner « Marquee Moon ». Pas de réverbe, pas de synthétiseurs, pas de violons, pas de trompettes et pas de guitares acoustiques. Il veut qu’on entende la friction entre sa guitare électrique et celle de Richard Lloyd, mais surtout que les chansons reflètent l’énergie live. En six semaines — deux semaines d’enregistrement, deux semaines d’overdubs et deux semaines de mastering — « Marquee Moon » est plié. « Les albums de jazz étaient enregistrés dans la journée. Si tu passes plus d’un an sur un album, le plus souvent, le résultat ressemblera à des pâtes trop cuites. On a pris du temps pour faire ce disque, mais avant d’entrer en studio », a confié Richard Lloyd. 

    « Marquee Moon » est un objet musical difficile à cerner. Du début jusqu'à la fin, et sans aucune fausse note, Television régale. La tension entre les deux guitares est prenante et les oscillations entre le jazz et le rock sont parfaitement exécutées. Toutes les compositions semblent limpides, comme si chaque son avait été placé à cet endroit pour une bonne raison. La complicité entre les jeux de guitare des deux virtuoses est la clé de cet album. Sur certains titres, elles sont en duel. Sur d’autres, elles entrent en connexion et se complémentent. Les riffs côtoient les solos structurés, les notes répétitives caresse la délicatesse et les longues phrases progressives parviennent toujours à captiver. Si plus de 45 ans après sa sortie, ce disque fait partie des plus importants de l’histoire du rock, en 1977, le succès commercial n’est pas au rendez-vous. Et le fait que Télévision se soit retrouvé à partir en tournée avec Peter Gabriel n’a pas aidé le groupe à obtenir une forme de légitimité en tant que « révolutionnaires » du rock. Le seul reproche que l’on peut faire à ce disque, c’est que la face A, avec See No Evil, Venus, Friction et Marquee Moon, est tellement phénoménale que la suite peut donner l’impression d’être un peu en dessous.

    Même si le NME qualifie les membres de Television de génies, « Marquee Moon » n’est pas le disque qu’on s’arrache chez le disquaire. Très rapidement, la formation enchaîne et enregistre « Adventure », un second très bon album qui sort en 1978. Mais clairement, le monde n’est pas encore prêt pour ce que Tom Verlaine a à offrir. Trois mois après la sortie de ce deuxième disque, Television se sépare — le groupe se reformera en 1991 et sortira un troisième album en 1992 mais la magie a disparu depuis bien longtemps. Verlaine enquille avec une carrière solo saluée par ses pairs (Bowie fera une reprise de son morceau Kingdom Come issu de son premier disque solo « Tom Verlaine ») mais qui n’arrive jamais à décoller dans les charts.

    Au milieu de tout ça, « Marquee Moon » restera à jamais le symbole d’un groupe hautement inventif en train de créer quelque chose de nouveau, d’excitant et de poétique. Le genre de disque, comme « The Velvet Underground and Nico » dix ans avant lui, qui n’est pas à ranger dans une catégorie musicale (ce n’est pas du rock, ni du punk, ni de la new wave, ni du jazz) mais qui définit à lui seul une époque, un état d’esprit et une culture. Et voilà pourquoi il restera intemporel.

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