Avec "Paradigmes", La Femme fout encore le bordel dans la pop

Incarnation du renouveau de la scène pop française au début des années 2010, La Femme a réussi là où beaucoup ont eu la durée de vie d'un paquet de cigarettes. Voilà pourquoi le troisième album des Biarrots est un événement. Avec ses temps-forts, ses moments plus bancals, et toujours cette finesse de goût et ce sens de la pop song qui claque.
  • Il faut l’avouer : on préfère souvent les petits nouveaux qui se présentent sur la pointe des pieds, un peu timides, tel un élève en retard, plutôt que ceux qui débarquent avec l’envie de tout chambouler, d’incarner une sorte de nouveau cool. Souvent, la démarche paraît un peu forcée, trop m'as-tu-vu.
    Dans le cas de La Femme, c'est peut-être ce qui a toujours créé la discorde au sein du public. Il y a les « pour » et il y a les « contre », avec, souvent, l'impossibilité pour les deux camps de trouver un terrain d'entente. Même quand la puissance de certains tubes paraît indéniable (Sur la planche, La femme ressort, Septembre), même quand certaines intentions volontairement bordéliques tombent à l'eau.

    Dès lors, une question s'impose à l'écoute de « Paradigmes » : ce troisième album peut-il réconcilier la France ? L'enjeu est de taille, mais la formation préfère visiblement botter en touche, explorer d'autres voix, laisser ces discussions à d'autres. Marlon Magnée et Sacha Got ne sont pas Eddy De Pretto, ils n'ont pas de grande vérité à balancer sur la vie à chaque morceau, et c'est tant mieux. Eux semblent être de ces artistes qui osent tout, s’autorisent toutes les audaces, sans planifier davantage le reste de leur discographie, comme s’ils esquivaient, n’entretenaient avec l’industrie du spectacle que des rapports lointains, et laissaient à leurs mots et leurs désirs, la liberté du scénario.

    « Parfois, la nuit, lors des moments d’errance, ou quand nous sommes sous l’emprise de quelque chose, notre vision du réel est interrompue par des anomalies qui nous amènent à nous demander ce qui est vrai ou non. » Ça, ce sont les mots placés dans le livret qui accompagne le disque. Une fois encore, La Femme a donc choisi de brouiller les pistes (qui, aujourd’hui, oserait revenir après cinq ans d’absence avec un single porté par des fanfares ?), de contrecarrer leur plan initial (publier différents maxis thématiques, à l'image d'Hawaïenne, Western, Nymphes et Succubes) et d’aller puiser dans des morceaux parfois vieux de plusieurs années pour donner vie à ce troisième album.

    Ça parle de rêveries adolescentes, d'expériences sous psychotropes, de Divine créature, d'amours insouciants, d'aventures fantasques et de la recherche du temps perdu. Proust appréciera : peut-être pas toujours la spontanéité avec laquelle Marlon Magnée et Sacha Got balancent leurs réflexions, mais c’est aussi ce qui le charme de Disconnexion, Le jardin et Le sang de mon prochain : cette faculté à se jouer de la sonorité certains mots, tantôt dans l'idée de flirter avec l'abstrait, tantôt pour évoquer bien malgré eux les temps présents (« Les masques tombent pour célébrer le néant et la folie »).

    Au sein d’une époque où la fétichisation des stars et des formats standardisés se substituent à la modernité et à une liberté de ton, on ne peut que se réjouir de l’existence d’un groupe comme La Femme. C'est qu'ils sont rares les artistes capables de s'attaquer à tant de genres musicaux sur un même disque (synthpop, punk, növö, pop, western), encore plus rares ceux à même de glisser un peu d'innocence et de naïveté derrière des thèmes profondément tristes (Mon ami, qui traite de la disparition d'un proche du groupe).

    Avec, à chaque fois, l'envie de laisser filtrer un certain désenchantement générationnel, d’évoluer en équilibre stable entre une énergie bien française - qu’elle soit romantique (Tu t’en lasses) ou carrément nerveuse (Foutre le bordel, sorte de version actuelle de La Souris Déglinguée) - et le fantasme d’une Amérique (Nouvelle-Orléans, Cool Colorado, Pasadena) que l’on arpenterait sous substances, à la recherche, comme disait Jack Kerouac, de ces « fous qui brûlent comme des feux d'artifice extraordinaires ».

    À défaut d'être extraordinaire, le mot est un peu fort, surtout que des titres comme Foreigner (chanté en anglais) et Force & Respect paraissent en deçà, « Paradigmes » est en tout cas un sacré feu d'artifices, une sorte de bouquet final dépourvu d'effets pyrotechniques mais débordant de couleurs, de nuances et de propositions. À croire qu'après avoir symbolisé une certaine idée de la pop hexagonale au cours des années 2010, La Femme vient là de mettre un pied dans la décennie suivante. Avec une tonne de synthés, des banjos, une fanfare et une envie folle de « foutre le bordel ».

    Crédits photo : JD Fanello.