Flashback : quand des grévistes français publiaient un 45T entre Gainsbourg et Isaac Hayes

C’était en 1973. Le groupe s’appelait Groupement Culturel Renault, le projet « Cadences », et s’inscrivait alors dans une histoire méconnue de la chanson française, moins sage, nettement plus engagée sur le plan politique et portée par des artistes qui ne nourrissaient aucune ambition carriériste.
  • D'emblée, posons un double rappel historique. Le premier est musical, et permet de souligner l'état de la chanson française au croisement des années 1960 et 1970. En marge de la variété et des idoles des jeunes chouchoutés par Salut les copains !, une génération d'artistes fait tomber les cloisons et puise dans la pop, le jazz, le rock ou les musiques non-occidentales des éléments à même d'en finir avec les standards radiophoniques.

    Tous ces artistes sont alors des créateurs hors pair (Jacques Higelin, Brigitte Fontaine, Albert Marcoeur), des inclassables qui font rimer contestation et expérimentation (Colette Magny, Gérard Manset) des explorateurs du son (Laurence Vanay, Dashiell Hedayat), des troupes de théâtre aux velléités sociales ayant poursuivi leur démarche en musique (Chêne Noir) ou de simples ouvriers en colère. Ce qui nous mène au deuxième point, nettement plus politique.

    En mai 1968, alors que la France entière est secouée par des millions de manifestants, les ouvriers de l’usine Renault-Billancourt se joignent au mouvement de révolte et votent une grève qu’ils reconduisent 33 jours d’affilée. C’est l’occasion d’occuper les lieux, de scander ses idées, d’appeler à l’autogestion et d’exiger des revalorisations salariales. Qu’ils n’obtiennent pas : la production est toujours aussi intense, les conditions de travail toujours aussi nuisibles. Si bien que les grèves reprennent quelques mois plus tard, et atteignent un climax sanglant en 1972, lorsque le militant ouvrier Pierre Overney, lié à la Gauche Prolétarienne, décède des suites d’une altercation avec un des vigiles de l’usine.

    Dans ce contexte, hautement inflammable, quelques salariés regroupés autour de Jean Pierre Graziani, ouvrier métallurgiste à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt, soufflent sur les braises et créent le Groupement Culturel Renault : un collectif éphémère sans base théorique, qui se veut du côté́ de la masse, anti élite, anti Beaux Arts, prêt à renverser le patronat dans des morceaux poétiques qui disent tout : la société hypercapitaliste, les privilégèes, la reproduction sociale, les conditions de travail inssupportables, etc. L'unique production de ces musiciens non professionnels, où l'on retrouve un futur membre d'Action Directe (Georges Cipriani), en atteste : Cadences est un 45-tours de chansons de popularisation, d’insubordination prolétarienne, « pour tous les ouvriers malades, qui n’ont pas les moyens de s’arrêter de travailler parce qu’ils sont payés à l’heure. »

    À l'inverse de tous ces artistes qui ont fait de la récupération politique d'une cause populaire un art en soi, le Groupement Culturel Renault croit en ses idées. Et les présente au sein d'une œuvre d’une grande ambition musicale, caractérisée par une rythmique progressive, des guitares héritées du psychédélisme, un groove à la Isaac Hayes et un spoken-word sous haute influence gainsbourienne.

    Cadences 1 et Cadences 2, deux morceaux distribués gratuitement lors des manifestations par le label Expression Spontanée, ne sont donc pas que des cris de colère, mais aussi des chansons à part entière et qui jouent autant des épaules que de l’esprit, sans jamais oublier de raconter la triste destinée de l’ouvrier : « L’ordre, c’est la servitude pour des millions d’hommes qui de leur rude labeur font vivre dans l’abondance une poignée d’exploiteurs ». Un rapport de force qui, presque 60 ans plus tard, est toujours d'actualité.

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